le 05/05/2015

La notion d’« entreprise hydraulique nouvelle »

CE, 23 décembre 2014, Société Hydroélectrique du Pont du Gouffre, n° 361514

L’arrêt Société Hydroélectrique du Pont du Gouffre est l’occasion pour le Conseil d’Etat, saisi d’un litige portant sur une autorisation de réhabiliter et d’exploiter une centrale hydroélectrique, de préciser la signification de la notion d’« entreprise hydraulique nouvelle ».

Comme le rappelait X. de Lesquen, la loi du 16 octobre 1919 sur l’utilisation de l’énergie hydraulique a « initialement une finalité économique : elle marque la mainmise de l’Etat sur les moyens de production hydro-électrique ». Ce n’est qu’avec la loi du 15 juillet 1980 relative aux économies d’énergie et à l’utilisation de la chaleur, modifiée par la loi du 29 juin 1984 relative à la pêche en eau douce et à la gestion des ressources piscicoles, qu’interviennent les préoccupations environnementales à l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 » (Conclusions sur CE, 30 janvier 2013, SNC Pervu, n° 346120). Précisément, si la loi du 16 octobre 1919 a mis en place une police générale du droit d’usage de la force hydraulique des cours d’eau, lacs et marées, son article 2, introduit en 1980, prévoyait un dispositif d’interdiction des autorisations ou concessions pour des entreprises hydrauliques nouvelles sur certains cours d’eau ou section de cours d’eau classés sur une liste par décret. L’article 2 alinéa 2 de la loi du 16 octobre 1919 disposait en effet que « sur certains cours d’eau ou sections de cours d’eau dont la liste sera fixée par décret en Conseil d’État, aucune autorisation ou concession ne sera donnée pour des entreprises hydrauliques nouvelles […] ».

C’est sous l’empire de cette législation que le ruisseau du Ventron avait été inscrit sur la liste des cours d’eau réservés par un décret du 27 décembre 1999. En 2005, la Société du Pont de Gouffre avait acquis une centrale hydroélectrique implantée sur le ruisseau du Ventron. Autorisée depuis un arrêté du 14 juillet 1860 pour une puissance de 82 kW, elle n’était plus exploitée depuis 1964. Par un arrêté du 20 octobre 2008, le Préfet des Vosges avait délivré à la société une autorisation de réhabiliter la centrale et de réaliser des travaux afin de porter sa puissance à 207 Kw.

C’est cet arrêté que la Fédération des Vosges pour la pêche et la protection du milieu aquatique a contesté devant le Tribunal administratif de Nancy qui l’a annulé par un jugement du 19 avril 2011 (TA Nancy, 19 avril 2011, Fédération des Vosges pour la pêche et la protection du milieu aquatique, n° 0901488) qui fut confirmé en appel (CAA Nancy, 4 juin 2012, Société Hydroélectrique du Pont du Gouffre, n° 11NC01016). Dans la décision commentée, faisant application de la notion d’« entreprise hydraulique nouvelle » (I), le Conseil d’Etat confirme, en la développant, la lecture constructive qu’il entend adopter de cette notion (II).
 
I. La notion d’« entreprise hydraulique nouvelle »

L’article L. 511-1 du Code de l’énergie pose le principe selon lequel « nul ne peut disposer de l’énergie des marées, des lacs et des cours d’eau, quel que soit leur classement, sans une concession ou une autorisation de l’Etat ». En vertu de l’article L. 511-5 du Code de l’énergie, les installations hydroélectriques relèvent ainsi d’un régime d’autorisation ou de concession selon que leur puissance excède 4.500 Kw. S’agissant des régimes d’autorisation, tant en 1919 que par la suite, le législateur a prévu de préserver les droits acquis. Ainsi, l’installation hydroélectrique en cause en l’espèce avait fait l’objet d’une autorisation en 1860, et bien qu’elle soit inexploitée depuis 1964, l’autorisation demeurait acquise. 

Néanmoins, l’application de l’article 2 de la loi 16 octobre 1919 impose de déterminer, sur les cours d’eau ayant fait l’objet d’un classement, ce qui constitue une « entreprise hydraulique nouvelle ». Le Conseil d’Etat avait déjà pris position sur ce point dans un arrêt Association nationale agréée de protection des salmonides T.O.S. et autres (CE, 26 octobre 1994, Association nationale agréée de protection des salmonides T.O.S. et autres, n° 128013). En la matière, comme le relevait M. Sanson dans ses conclusions sur cet arrêt, deux conceptions s’opposaient. Dans le premier cas, qu’on pourrait qualifier de formaliste, la notion d’entreprise existante se rattachait à la personne morale concessionnaire ou titulaire d’une autorisation. Dans le second cas, qui se rattachait à une lecture constructive de la loi, il fallait s’en tenir à la notion d’installation matérielle existante, autorisant ainsi à la fois les changements d’exploitants et la modification des installations dès lors que celle-ci ne contrevenait pas aux intérêts protégés par la loi. Se penchant sur les travaux préparatoires de la loi, il avait estimé que l’intention du législateur n’avait pas été d’interdire des changements matériels « à condition qu’il n’y ait pas augmentation de la production d’électricité si elle devait aggraver l’impact sur l’environnement » et en conséquence, il avait opté pour une lecture constructive de la loi. Le Conseil d’Etat l’a suivi en jugeant que « l’entreprise doit s’entendre des installations matérielles et non de la personne physique ou morale bénéficiaire de l’autorisation ou de la concession et que les dispositions de la loi du 15 juillet 1980 n’ont pas pour effet d’interdire la modernisation des installations existantes, ni le transfert de l’autorisation accordée à un autre exploitant ». Autrement dit, ces dispositions doivent être lues conformément à l’objectif de protection des cours d’eau recherché par le législateur, qui n’impose nullement d’empêcher certaines modifications sur des installations existantes. 

C’est cette solution qui fut appliquée par la suite. Ainsi les dispositions de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 ont fait l’objet d’une lecture visant à mettre en avant la nécessité de préserver le bon état écologique des cours d’eau. Dans ce cadre, le Conseil d’Etat a pu juger que constituait une entreprise hydraulique nouvelle la réalisation de barrages et de canaux d’amenée qui aurait « créé une discontinuité dans l’unité des gorges et un effet de barre dans le site naturel sensible concerné » (CE, 17 décembre 1997, Société Silisol, n° 146711). A l’inverse, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a pu juger légale l’approbation d’un avenant à une concession autorisant le concessionnaire à réaliser certains aménagements notamment d’améliorer le fonctionnement du dispositif destiné à favoriser la circulation des poissons migrateurs et de porter le débit équipé de l’ouvrage de 90 mètres-cubes par secondes à 100 mètres-cubes par seconde. Selon la Cour, « ces travaux ne visent non à la création d’une entreprise hydraulique nouvelle mais à la simple modernisation d’un ouvrage existant et régulièrement installé » et s’ils permettent une légère augmentation de la production d’énergie hydraulique, c’est « sans impact sur l’environnement » (CAA Bordeaux, 19 février 2009, M. Scharff, n° 07BX00074).

Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat était néanmoins confronté à une autorisation autorisant des travaux plus importants.     

II. La confirmation de la lecture constructive de la notion d’« entreprise hydraulique nouvelle »

Le litige en cause concernait un arrêté autorisant la réhabilitation d’une installation existante ayant pour conséquence de presque tripler sa puissance. Au regard de la jurisprudence antérieure, on pouvait penser que de tels travaux, compte tenu de leur importance, étaient constitutifs d’une entreprise hydraulique nouvelle ; c’est en ce sens qu’avaient tranché les juges du fond.   

En effet, en première instance, le Tribunal administratif de Nancy avait estimé que les travaux envisagés, qui « ont pour effet de reconstruire le canal d’amené et la conduite forcée, dont le tracé se trouve ainsi modifié, et entraînent le déplacement de la crête initiale du barrage de 2 mètres 50 vers l’aval » doivent « eu égard à leur importance  […] être regardés comme entraînant la création d’une entreprise nouvelle au sens des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 ». La Cour administrative d’appel de Nancy a suivi un raisonnement similaire en estimant que « qu’eu égard à leur importance », les travaux envisagés devaient « être regardés comme entraînant la création d’une entreprise nouvelle au sens des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 alors même que la crête du barrage de prise d’eau n’a pas été rehaussée ». Elle en a tiré pour conséquence que l’autorisation était illégale car délivrée pour une entreprise hydraulique nouvelle. Ainsi, tant le Tribunal administratif que la Cour ont estimé que le constat de l’importance des travaux sur une installation existante constituait un critère décisif pour qualifier une entreprise hydraulique nouvelle.

Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat vient préciser la signification de la notion d’entreprise hydraulique nouvelle et notamment la façon dont elle doit être appréciée et appliquée dans le cadre des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919. Il juge que ces dispositions, « s’opposent à la création d’obstacles nouveaux à la continuité écologique des cours d’eau ou sections de cours réservés au titre de la protection de l’environnement, que ces obstacles affectent le régime hydrologique, la circulation des espèces vivantes et l’accès à leur habitat ou l’écoulement des sédiments », qu’elles « interdisent la création de toute installation hydraulique nouvelle sur les cours d’eau ou sections de cours d’eau réservés au titre de la protection de l’environnement » et qu’elles « font également obstacle aux modifications d’une installation hydraulique existante ayant pour effet de créer un obstacle nouveau ou de modifier l’écoulement du cours d’eau réservé dans des conditions portant atteinte à la continuité écologique ». Selon le Conseil d’Etat, ce sont de telles modifications qui « doivent être regardées comme portant création d’une entreprise nouvelle » au sens de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919. Ainsi, la décision commentée s’inscrit pleinement dans la lecture constructive des dispositions en cause en jugeant que l’importance des travaux ne doit pas être seule prise en compte, encore faut-il, pour déterminer s’ils sont constitutifs d’une entreprise hydraulique nouvelle, rechercher leur impact sur l’écoulement des eux et la continuité écologique. Elle ménage ainsi à la fois la protection de la continuité écologique des cours d’eau et la possibilité d’en utiliser la force hydraulique.  

Car comme le précise à la suite le Conseil d’Etat, « exception faite du cas où la hauteur de chute est modifiée, ces mêmes dispositions ne s’opposent pas, en revanche, à ce que soient réalisées des modifications substantielles des installations hydrauliques existantes légalement autorisées sur ces cours d’eau, y compris lorsque ces modifications permettent d’augmenter leur puissance, et dès lors qu’elles n’ont pas pour effet de créer un obstacle nouveau à la continuité écologique des cours d’eau réservés ». Ainsi, là où les juges du fond avaient retenu le caractère substantiel des travaux pour qualifier ceux-ci d’entreprise hydraulique nouvelle, le Conseil d’Etat refuse d’en faire le critère déterminant, invitant les juges du fond à rechercher l’impact des travaux envisagés sur l’environnement.

Dès lors en l’espèce, l’arrêt de la Cour est annulé et l’affaire lui est renvoyée pour qu’elle fasse application des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 telles qu’elles ont été interprétées par le Conseil d’Etat.