Environnement, eau et déchet
le 03/04/2025

La condamnation de l’Etat à réparer le préjudice moral d’anxiété des victimes exposées au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique

CA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906

Dans un arrêt en date du 11 mars 2025, la Cour administrative d’appel de Paris, saisie par près de 1.300 requérants se prévalant d’avoir été exposés au chlordécone et par l’association Vivre Guadeloupe, l’association Conseil représentatif des associations noires (CRAN) et le collectif Lyannaj pou Depolye Matinik, a reconnu la responsabilité de l’Etat à raison du préjudice moral d’anxiété subi par certains insulaires.

La Cour administrative d’appel de Paris a jugé que l’Etat avait commis plusieurs fautes de nature à engager sa responsabilité, découlant :

  • Des renouvellements, en 1974 et en 1976, des autorisations provisoires de vente du chlordécone. En effet, le juge considère que si l’Etat n’avait pas commis de faute en 1972 en délivrant l’autorisation provisoire de vente du produit en raison de l’absence de certitudes scientifiques quant aux effets de celui-ci sur l’environnement et sur la santé humaine, la situation était différente lors des renouvellements postérieurs. Les troubles neurologiques développés en 1975 par les ouvriers de l’usine de production du chlordécone de la société Life Sciences Products située aux Etats-Unis et la pollution environnementale aux abords de l’usine constituaient des preuves de la toxicité de ce produit. En outre, la société titulaire de l’autorisation refusait de transmettre les résultats du contrôle des résidus de ce pesticide dans les bananes. Ces éléments auraient dû conduire l’Etat à refuser les renouvellements de l’autorisation ;
  • De la délivrance d’autorisations provisoires de vente en 1981 et de l’homologation du produit en 1986 permettant son utilisation jusqu’en 1993 sans disposer des études techniques et biologiques nécessaires afin d’évaluer la toxicité de ce produit et de s’assurer de son innocuité au regard, encore une fois, des faits exposés ci-dessus témoignant de la dangerosité du produit ;
  • Du retard de l’Etat dans la prise en charge du reliquat de chlordécone en métropole après l’interdiction de l’utilisation de ce produit. En effet, la Cour a considéré que si les distributeurs et les propriétaires de bananeraies détenteurs des stocks de ce produit étaient responsables de l’élimination de ces déchets dans un centre de stockage des déchets industriels spéciaux, cette élimination ne pouvait avoir lieu sur place en l’absence d’un tel centre. Ainsi, il appartenait à l’Etat d’établir un plan pour assurer cette élimination et d’organiser la collecte et le transport de ce reliquat en métropole ;
  • De la tardiveté de la mise en place des contrôles par l’Etat afin de rechercher la présence éventuelle de traces de chlordécone dans l’environnement et dans la chaîne alimentaire ;
  • De l’information tardive délivrée à la population de la Guadeloupe et de la Martinique quant aux dangers présentés par ce produit ;
  • Enfin, de la gestion des archives du ministère de l’agriculture en raison la disparition des avis de la commission d’études de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés et des rapports du comité d’homologation des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés.

S’agissant des préjudices, la Cour a reconnu comme établi le préjudice moral d’anxiété de certains requérants personnes physiques.

Ce préjudice provient de l’angoisse de voir se réaliser, pour les hommes, le risque de développer un cancer de la prostate ou de récidive, et, pour les femmes, le risque de prématurité en cas de grossesse et de troubles neurodéveloppementaux chez l’enfant.

En première instance, les demandes d’indemnisation des requérants avaient été rejetées faute d’éléments suffisants permettant de justifier ce préjudice. Leur seule présence en Martinique et en Guadeloupe ne suffisant pas à établir l’existence de tels éléments. La Cour a cette fois retenu que les requérants avaient fait état d’éléments personnels et circonstanciés résultant notamment de leur durée de présence sur l’île, mais aussi de leur résidence dans une zone où la culture de la banane est importante et de la quantité de chlordécone présente dans leur sang.

La Cour a jugé qu’il existait un lien de causalité entre les fautes commises par l’Etat et ce préjudice moral. Notamment, elle a jugé que l’absence de collecte des stocks de chlordécone a contribué à la pollution de l’environnement et de la chaîne alimentaire.

Seul le lien de causalité entre le dysfonctionnement dans la conservation et la gestion des archives du ministère de l’agriculture et le préjudice des requérants n’a pas été reconnu comme établi. La pollution rémanente par le chlordécone de l’environnement et de la chaîne alimentaire ne résultant pas de manière directe et certaine de ce dysfonctionnement.

Par ailleurs, la prescription quadriennale à laquelle est soumise toute créance sur l’Etat ne pouvait être opposée par l’Etat. En effet, le juge précise que le préjudice d’anxiété naît de la conscience prise par la victime qu’elle court le risque élevé de développer une pathologie grave. Or il retient que les victimes n’ont pu mesurer exactement l’ampleur de leurs préjudices qu’après la publication de différentes études sur les risques présentés par ce produit à compter de 2018. Leurs réclamations, reçues par l’Etat à compter de 2019, n’étaient donc pas tardives.

En conséquence, l’Etat a été condamné à verser entre 5.000 et 10.000 euros d’indemnisation aux différents requérants.