le 07/10/2021

Indépendance des autorités de régulation nationale : La condamnation de l’Allemagne par la CJUE pour non-respect des directives sur le marché intérieur du gaz et de l’électricité

Décision « Manquement d’État – Marché intérieur de l’électricité et du gaz naturel – Directive 2009/72/CE »

Directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil, 13 juillet 2009

Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, 13 juillet 2009

Arrêt de la Cour européenne (10ème chambre), 3 décembre 2020

 

Par une décision du 2 septembre 2021, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, la CJUE) a condamné l’Allemagne pour transposition incorrecte de diverses dispositions des principales directives de l’Union européenne sur l’énergie, à savoir le troisième Paquet énergie (directives 2009/72/CE et 2009/73/CE du Parlement et du Conseil).

La décision commentée s’inscrit dans la mise en œuvre du marché intérieur de l’électricité et du gaz qui, rappelle la Cour, a pour finalité « d’offrir une réelle liberté de choix à tous les consommateurs de l’Union européenne, de créer de nouvelles perspectives d’activités économiques et d’intensifier les échanges transfrontaliers de manière à réaliser des progrès en matière d’efficacité, de compétitivité des prix et de niveau de service et à favoriser la sécurité d’approvisionnement ainsi que le développement durable ».

Cet objectif ainsi rappelé, la Cour en illustre ici l’application pratique à travers la question de l’indépendance des autorités de régulation nationale.

En effet, l’accès non discriminatoire aux réseaux de transport et de distribution de gaz et d’électricité est central dans l’ouverture des marchés européens depuis la fin des années 1990. Cette garantie passe notamment par le principe de dissociation effective selon lequel il ne devrait pas être possible d’exercer un contrôle ou des pouvoirs sur une entreprise de production ou de fourniture en même temps qu’un contrôle sur un réseau de transport ou de distribution ou un gestionnaire de réseau de transport ou de distribution. La dissociation permet en réalité d’éviter le conflit d’intérêt entre producteurs, fournisseurs et gestionnaires de réseaux. Il s’agit ainsi d’offrir la garantie de l’accès des nouveaux venus sur le marché dans le cadre d’un régime réglementaire transparent et efficace. Cette exigence d’indépendance des gestionnaires de réseaux repose sur l’idée que si ces derniers sont suffisamment indépendants des intérêts de l’entreprise verticalement intégrée à laquelle ils appartiennent, ils agiront de façon neutre par rapport à l’ensemble des acteurs de marché et non dans le sens des intérêts de l’entreprise. Dans ce cadre, notamment, les autorités de régulation devraient, selon la CJUE, être habilitées à refuser la certification des gestionnaires de réseaux ne respectant pas ces règles de dissociation.

S’agissant de la décision étudiée, la Cour se prononce sur la régulation du marché de l’énergie en Allemagne. Matériellement, l’instrument législatif allemand de réglementation de l’énergie est l’Energiewirtschaftsyestz (EnWG). Mais cette loi est très largement complétée par des ordonnances du Gouvernement allemand imposant certains critères de réglementation tarifaire et d’accès au réseau. L’autorité de régulation nationale, la Bundesnetzagentur, doit quant à elle se conformer tant à la loi qu’aux ordonnances.

La question soulevée quant à l’organisation de la régulation du marché de l’énergie en Allemagne est celle de savoir si le contenu des ordonnances prises par le Gouvernement allemand ne relèverait pas davantage de la compétence de l’autorité de régulation en application du principe de dissociation effective des activités sur le marché de l’énergie ? A travers cette question, est mise en lumière celle de l’indépendance des autorités de régulation nationales dans le secteur de l’énergie.

Plus largement, dans cette affaire, la Commission portait quatre griefs à l’encontre de l’Allemagne.

Tout d’abord, la Commission a reproché à l’Allemagne d’avoir transposé de façon incorrecte la définition d’une entreprise verticalement intégrée dans le droit allemand. Plus précisément, il lui est reproché de restreindre le champ territorial de la définition en ce que la loi EnWG n’englobe que les entreprises opérant dans l’Union européenne. La CJUE opte pour une approche finaliste du bon fonctionnement du marché intérieur de l’énergie en retenant une définition autonome d’une entreprise verticalement intégrée qui permet d’éviter le contournement de certaines exigences nécessaires pour assurer une séparation effective. Et conclut que l’application des directives européennes n’est pas limitée aux entreprises au sein de l’Union mais s’applique aussi aux entreprises hors Union qui exercent une activité au sein de l’Union

Le deuxième grief portait sur la transposition incorrecte par l’Allemagne des règles relatives aux périodes transitoires pendant lesquelles le personnel précédemment impliqué dans une activité d’entreprise verticalement intégrée dans le secteur électrique et gazier pourrait participer à des activités d’exploitation de réseaux. La loi allemande a transposé la directive en cause en permettant un raccourcissement à 6 mois du délai prévu par l’Union (3 ans) pour le personnel n’ayant pas été impliqué dans les activités liées à l’énergie de l’entreprise verticalement intégrée. Derrière ce grief, se cache en réalité celui du choix allemand du mode de découplage des activités des entreprises verticalement intégrées.

En effet, en principe, il existe trois modes de découplage. Tout d’abord, le découplage en pleine propriété qui est celui préféré et recommandé par l’Union. Dans ce mode de découplage, le propriétaire du réseau doit être désigné comme gestionnaire de réseau et doit être indépendant des structures de fourniture et de production. Cette méthode est considérée comme un moyen efficace et stable de résoudre le conflit d’intérêt intrinsèque et d’assurer la sécurité d’approvisionnement.

Le second mode de découplage est celui prévoyant l’indépendance de l’opérateur de réseau. Enfin, le troisième mode, et celui choisi par l’Allemagne, est le modèle de gestionnaire de réseau indépendant. Ce dernier modèle est en réalité le seuil le plus bas de découplage. Il permet au gestionnaire de réseau de rester dans l’entreprise verticalement intégrée en obligeant l’entreprise à se conformer à un certain nombre de règles visant à assurer l’indépendance de ses activités d’approvisionnement et de production. C’est aussi le modèle français.

Par conséquent, la Cour de justice a conclu, dans le souci de garantir l’indépendance du gestionnaire de réseau, qu’une telle restriction de la liberté de circulation des travailleurs et du droit d’exercer une profession librement choisie, prévue par les directives, était justifiée.

La Commission portait comme troisième grief à l’Allemagne celui de ne pas imposer l’obligation pour tous les salariés du gestionnaire de réseau indépendant de céder les actions détenues dans le capital de l’entreprise verticalement intégrée. En effet, la législation allemande restreignait cette obligation à la seule direction du gestionnaire de réseau. Or, le risque, selon la Commission, résiderait dans l’influence que ces salariés pourraient avoir sur les activités de leur employeur. L’Allemagne contestait le point de vue de la Commission en invoquant le droit de propriété, ce à quoi la CJUE répond que ce droit peut être limité par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union européenne à condition que ces restrictions répondent réellement à des objectifs d’intérêt général. Or, selon la Cour, le découplage effectif est bien un objectif d’intérêt général.

Dans la pratique, il faudra que les détenteurs d’un intérêt dans une autre partie de l’entreprise verticalement intégrée choisissent entre la conservation de leur droit et la cession de celui-ci, afin de pouvoir exercer des fonctions dans le gestionnaire de réseau.

Le quatrième et dernier grief porté par la Commission était celui de la violation des compétences exclusives de l’autorité de régulation nationale. En effet, l’article 24 de la loi EnWG allemande confère au Gouvernement fédéral le pouvoir de fixer les tarifs de transport et de distribution et de déterminer les conditions d’équilibre des services. Or, selon les directives (article 35§4 directive 2009/72 et article 39§4 directive 2009/73), ces pouvoirs appartiennent exclusivement aux autorités de régulation nationales qui doivent exercer leurs pouvoirs indépendamment de toute entité publique ou politique.

Il est reproché en réalité à la loi allemande de prévoir la compétence du gouvernement pour édicter des règlements encadrant les tâches de l’autorité de régulation nationale au lieu de lui en attribuer les pouvoirs. L’Allemagne a opposé à ce grief le contrôle démocratique. La CJUE a confirmé le point de vue de la Commission, en rappelant que la démocratie ne s’oppose pas à l’existence d’autorités publiques extérieures à l’Administration hiérarchique classique et plus ou moins indépendante du Gouvernement. 

La CJUE juge ainsi que le pouvoir fédéral d’édicter des règlements contenant des exigences spécifiques et détaillées pour les décisions du régulateur allemand viole l’indépendance des autorités de régulation nationale garantie par les directives.

Ces quatre griefs de la Commission ont donc été retenus par la CJUE qui a condamné l’Allemagne.

Cette décision s’inscrit dans un mouvement plus large de condamnation par la Commission et la CCJUE du manque d’indépendance des autorités de régulation nationale en Europe. Dans le même sens, la Belgique a été condamnée (C-767/19 Commission c. Belgique).

Cette question est telle qu’une étude de la Commission européenne devrait débuter en novembre 2021 pour 9 mois en vue d’évaluer l’indépendance et l’efficacité des autorités nationale de régulation dans le domaine de l’énergie – Soutien à un rapport de la Commission sur les Etats « respect du principe d’indépendance ».