le 17/02/2016

Emprunts toxiques : les dessous coûteux du refinancement – entretien de Danielle Da Palma avec Guy Seknadje, analyste financier

Guy Seknadje, de la société Solum Financial Limited à Londres : « Mon expérience professionnelle repose sur 20 années dans la structuration de dette et le marketing de produits dérivés pour le compte de banques d’investissements telles que la Société Générale‚ Goldman Sachs et plus récemment Barclays, ou j’ai dirigé les activités d’analyse de risque pour les grandes entreprises et le secteur public en Europe.

A ce titre, j’ai eu l’opportunité de structurer des solutions de gestion de dette pour de multiples entités du secteur public, mais également de fournir aux banques des collectivités locales, les swaps complexes sous-jacents à leurs prêts structurés. Je connais donc bien les deux faces de l’équation.

DDP : Les banques ayant proposé des emprunts structurés aux collectivités territoriales prétendent ne leur avoir proposé que des contrats d’emprunts à taux variables et que la situation s’est fortement dégradée en raison de la crise de 2008 qui était imprévisible, qu’en est-il exactement ?

GS : Le terme « taux variable » me semble être un abus de langage de la part des banques, il conviendrait d’appeler ces emprunts « structurés », ou pour le moins « à taux indexé ».

En ce qui concerne la crise de 2008, s’il est exact que les banques ne pouvaient anticiper l’évolution des marchés, elles en connaissaient parfaitement les risques. Le problème réside dans l’asymétrie d’information entre les banques et les collectivités et l’absence de communication sur le risque financier généré par ces prêts.

Pour reprendre l’exemple du Franc Suisse, les prêts étaient structurés de telle sorte que la collectivité entre sans vraiment le savoir dans un arbitrage extrêmement risqué, entre le cours de change comptant de l’Euro contre Franc Suisse et le cours de change à terme, en très forte dépréciation sur des périodes longues, de 15, 20 voire 30 ans. Malheureusement certaines banques présentaient des analyses tronquées, induisant de facto en erreur la collectivité sur la nature et la quantité du risque financier.

DDP : Les banques ayant proposé des emprunts structurés aux collectivités territoriales prétendent que les intérêts que ces dernières leur versent ne leur reviennent pas. Elles ne gagneraient rien à l’occasion de l’envolée des taux.

GS : C’est exact, les banques n’ont pas d’exposition à la hausse des taux, ou à la baisse d’ailleurs. A l’occasion de chaque opération de prêt, les banques de prêts aux collectivités telles que Dexia, concluaient un swap de couverture avec une banque « d‘investissement », répliquant à 100% la formule de taux d’intérêt du prêt sous-jacent, de telle sorte que la banque prêteuse n’avait strictement aucun risque de marché, à la hausse ou à la baisse.

DDP : Comment fonctionnait le système de financement par DEXIA des prêts structurés, alors qu’elle indique qu’elle ne faisait aucune marge sur ces opérations ?

GS : Dexia fait ici référence à l’écart de rémunération au-delà du taux de base bancaire, visant à compenser la banque pour le risque de crédit pris sur l’emprunteur.

En revanche, Dexia réalisait de fortes marges, au sens « profit », sur ses opérations de prêts structurés. Ce profit était monétisé dans le swap de couverture associé à chaque prêt, et encaissé par Dexia au moment de la mise en place du swap via une soulte.

Pour toute collectivité qui souhaiterait connaitre le profit de Dexia sur son prêt structuré, il suffit d’accéder à la documentation du swap de couverture et de consulter la soulte encaissée.

DDP : Actuellement, la Société de financement local (SFIL) propose, dans le cadre du dispositif du fonds de soutien, des refinancements des prêts structurés selon un schéma presque toujours identique : refinancement à taux fixe du capital restant dû, d’une partie de l’indemnité compensatoire de remboursement anticipé et absorption du solde de l’indemnité dans les taux fixes octroyés. S’il y a des flux nouveaux, la SFIL inclut la charge de l’indemnité en la répartissant dans les taux.
Quels sont les points que les emprunteurs doivent examiner avec attention lors des négociations avec la banque ?

GS : Le premier point à optimiser pour les emprunteurs est la répartition entre le capital et le taux d’intérêt du nouveau prêt, ainsi que la maturité de ce dernier afin de calibrer au mieux la capacité à faire face à leurs charges financières futures.

En second lieu, la SFIL intègre dans le contrat de désensibilisation une clause de représentation dans laquelle la collectivité reconnaît qu’il relève de sa seule responsabilité d’analyser les termes du nouveau prêt. Il est donc essentiel d’obtenir en retour une transparence totale sur tous les paramètres de marché ayant servi au calcul des indemnités de remboursement anticipé (IRA), et sur les détails de l’appel d’offres pour le swap de couverture. Sans quoi, la signature de cette clause revient à faire un chèque en blanc !

Enfin, la collectivité doit être associée au timing de la procédure de désensibilisation et au choix des contreparties pour la clôture du swap de couverture. Cela influe de façon très significative sur le coût de l’IRA et il convient de garder la maîtrise de ce processus car c’est bien la collectivité qui supporte ce risque.

DDP : La SFIL indique qu’elle a contribué au fonds de soutien à hauteur de 15 millions d’euros et que c’est sa concession ; elle affirme qu’elle s’engage à ne réaliser aucune marge sur la liquidité nouvelle qui sera apportée à la Commune dans le cadre des Nouveaux Contrats de Prêt laquelle sera donc consentie à prix coûtant, c’est-à-dire à un niveau permettant à la Caisse française de financement local (CAFFIL) de couvrir uniquement les coûts de financement et d’exploitation.

GS : Les pertes de la SFIL en 2015 sont dues à sa contribution au fond de soutien et à des remises ou abandons de créances pour des petites collectivités locales. La SFIL annonce des marges à prix coûtant pour le refinancement des collectivités, il n’y pas de raison de mettre en doute ces déclarations.

En revanche, la SFIL omet de préciser que l’élimination des prêts toxiques dans son bilan lui permet d’améliorer ses ratios, ce qui se traduira in fine par un gain de capital réglementaire, compte-tenu des 6,7 milliards d’euros d’engagements à désensibiliser pour 871 collectivités (1).

DDP : Selon la SFIL, la clause de remboursement anticipé des Contrats de Prêt Litigieux n’étant pas applicable en raison du caractère dérogatoire de l’opération de refinancement envisagée, une indemnité compensatrice dérogatoire sera déterminée par le prêteur en lieu et place de l’indemnité de remboursement anticipé initialement convenue, dont l’objet est néanmoins similaire. De fait, la SFIL ne donne aucune information sur l’évaluation de la valeur de cette indemnité.

GS : La rédaction de la clause de remboursement anticipé est telle que l’indemnité dérogatoire vient simplement en lieu et place de l’IRA, dans le cadre du contrat de refinancement.

Dans les protocoles d’accord, chaque emprunteur pourra constater que la SFIL s’engage à maintenir l’indemnité dérogatoire en deçà d’un certain montant, suivant certaines conditions. Cela revient à dire que la SFIL a calculé un coût de « sortie », mais ne peut garantir ce montant dès lors que les conditions de marché se dégradent. C’est la soulte de clôture du swap de couverture que l’on retrouve ici.

En revanche, afin de vérifier la marge d’erreur intégrée dans le protocole d’accord, il convient de valoriser le prêt à la date ou le protocole a été rédigé. La procédure de contrôle via le Comité national d’orientation et de suivi (CNOS) du fonds de soutien et la Banque de France apparaît très limitée pour des calculs complexes de ce type. Seuls des spécialistes issus de banques d’investissement pourront assister efficacement les collectivités dans cette démarche.

DDP : Selon les propos de son PDG Philippe Mills, lors de son audition des 13 et 27 janvier 2016 par la commission des finances de l’Assemblée nationale, lorsque la SFIL conclut un accord avec une collectivité, « le contrat initial est transformé sur le reste de sa durée de vie en prêt à taux fixe », mais son débouclage fait l’objet d’une « contrepartie bancaire »

GS : Le portefeuille des swaps de couverture a été transféré au bilan de la SFIL en même temps que le portefeuille de prêts toxiques, de telle sorte que la SFIL conserve une position absolument neutre, sans risque de marché.

Aujourd’hui, chaque opération de désensibilisation s’accompagne de façon concomitante d’une opération de clôture du swap de couverture associé sur les marchés financiers, et qui donne lieu au paiement d’une soulte correspondant à la perte économique sur le swap, c’est-à-dire l’IRA.

DDP : Le risque de la SFIL n’est-il pas couvert par le versement d’une IRA d’ampleur souvent considérable ?

GS : Malheureusement la perte économique sur les prêts toxiques est essentiellement due à la baisse historique des taux d’intérêts et à la dégradation de l’Euro contre le Franc Suisse, et la SFIL n’est qu’un intermédiaire entre les collectivités et les marchés financiers.

Il est exact que le montant de l’IRA, aussi important soit-il, ne couvre pas la SFIL tant que cette dernière n’a pas débouclé le swap de couverture associé au prêt.

DDP : Quel est le risque pris par la SFIL dans les refinancements actuels, [risque allégué par son Président, Monsieur Mills] ? Y a-t’il un réel risque de perte pour la SFIL dans ces opérations qui nécessiterait une recapitalisation ? Il est mentionné dans certaines publications que la SFIL ferait, au contraire, un bénéfice cette année. Qu’en pensez-vous ?

GS : La SFIL se contentant de transférer les positions des collectivités vers les marchés, ces opérations de désensibilisation ne génèrent pas de risque, et de fait aucune perte. Pour 2016, la SFIL anticipe une année positive grâce au développement de nouvelles activités comme le financement à l’export.

En revanche, le problème de la SFIL relève d’une sous-capitalisation structurelle au regard de ses ratios bancaires. En effet, à fin décembre 2014, la SFIL ne disposait que de 1,4 milliards de capital pour 86 milliards d’actifs, soit un ratio de levier de 1,6% alors que le minimum réglementaire sera de 3 % à partir de 2018.

A défaut de réduire drastiquement son bilan, la SFIL devra procéder à une augmentation de capital de près de 1,5 milliard d’euros. L’on comprend mieux son empressement, ainsi que celui de l’Etat, à régler le problème des prêts toxiques ».

(1)    Philippe Mills – Audition Assemblée Nationale – 27 Janvier 2016