Mobilité et transports
le 04/04/2024

Desserte maritime Corse – continent : les compensations financières versées à Corsica Linéa et La Méridionale remises en cause par la Commission européenne

Journal officiel de l’Union européenne, aide d’Etat, desserte maritime de la Corse, invitation à présenter des observations en application de l’article 108, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne

Le 23 février dernier, la Commission européenne a ouvert une enquête dite « formelle d’examen[1] » concernant la compatibilité au droit européen des aides d’Etat des compensations financières versées aux compagnies maritimes qui desservent la Corse depuis le continent dans le cadre de conventions de délégations de service public.

En décembre 2022, les autorisés corses ont attribué à Corsica Linéa et à La Méridionale cinq conventions de délégations de service public de transport de passagers et de marchandises entre le port de Marseille et les cinq ports corses (Bastia, Ajaccio, Propriano, L’Ile-Rousse et Porto-Vecchio). Ces conventions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023 et elles expirent le 31 décembre 2029. Corsica Linéa (anciennement SNCM) et La Méridionale sont les deux compagnies maritimes historiques qui desservent la Corse depuis le continent. Elles perçoivent à ce titre des compensations financières en contrepartie d’un certain nombre de sujétions particulières de service public qui leur sont imposées en matière de fréquence, d’horaires, de catégorie de passagers (motif médical, convoyeurs de fret tracté) ou de type de marchandises à transporter (matières dangereuses depuis l’Ile-Rousse). Ces obligations de service public (OSP) sont qualifiées de services d’intérêt économique générale (SIEG) au sens du droit européen[2]. Les compensations financières versées en contrepartie de l’exécution d’OSP ne constituent pas des aides d’Etat si elles respectent les 4 conditions cumulatives posées la Cour de justice des communautés européennes (devenue CJUE) dans son arrêt Altmark du 24 avril 2003[3] :

  • l’entreprise a été expressément chargée d’obligations de service public clairement définies ;
  • des paramètres objectifs de calcul de la compensation ont été établis avant son versement ;
  • il n’y a pas de surcompensation ;
  • la mission de service public a été confiée à l’entreprise à l’issue d’une procédure de marché public permettant de sélectionner celle capable de fournir ce service au moindre coût pour la collectivité ou, en l’absence d’une telle procédure, le niveau de la compensation repose sur une analyse des coûts que pourrait réaliser une « entreprise moyenne, bien gérée ».

En matière de transport maritime, le cadre juridique général applicable aux SIEG doit par ailleurs s’articuler avec le règlement cabotage du 7 décembre 1992 concernant l’application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l’intérieur des États membres. Ce règlement a libéralisé le transport maritime dans l’Union européenne mais il permet aux Etats membres d’instituer des obligations de service public en cas de carence du marché. Dès lors qu’il est démontré qu’il existe une demande / un besoin réel exprimé par les usagers pour la fourniture de services de transport maritime qui n’est pas satisfait par les opérateurs en libre marché (carence du marché), il est possible d’instituer des OSP unilatérales ou de conclure un contrat de service public. Le raisonnement est en trois temps :

  • en premier lieu et avant de conclure un contrat de service public de transport maritime impliquant des compensations financières versées par l’autorité délégante, il faut démontrer l’existence d’une demande exprimée par les usagers pour les services de transport maritime (passagers ou marchandises) ;
  • en deuxième lieu, il faut vérifier si le marché peut répondre, en tout ou en partie, à la demande des usagers préalablement identifiée. Si le marché ne peut pas répondre à la demande, il existe une carence de l’initiative privée caractérisant l’existence d’un besoin réel de service public ;
  • enfin, l’autorité publique doit choisir le mode d’intervention qui porte le moins atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur pour répondre à ce besoin de service public, celui qui est le moins restrictif pour la concurrence entre un régime unilatéral d’OSP (sans compensation financière) et le contrat de service public (avec compensations financières).

Cette question avait déjà fait l’objet de deux arrêts du Tribunal de l’Union européen du 1er mars 2017 concernant la desserte maritime Corse – continent[4]. Aujourd’hui, il n’existe toujours pas de « marché totalement libre » dans le domaine des services maritimes entre la France continentale et la Corse. Les services maritimes sont fournis :

  • soit dans le cadre d’un régime d’obligations de service public sans compensations financières (« régime OSP » ou « OSP unilatérales », arts. 2 §4 et 4§2 du règlement cabotage) ;
  • soit dans le cadre d’un contrat de service public avec compensations financières (arts. 2§3 et 4§1 règlement cabotage).

Sur la base d’un « test de marché » et d’études techniques réalisées entre 2021 et 2023, les autorités corses ont conclu que des OSP unilatérales ne suffiraient pas pour satisfaire le besoin de service public identifié pour chaque segment de transport maritime de passagers et de marchandises. Dès lors, elles ont considéré que le recours à des contrats de service public est justifié. L’enquête approfondie ouverte par la Commission européenne le 23 février 2024 doit lui permettre d’apprécier dans quelle mesure les compensations financières qui sont versées à Corsica Linéa et à La Méridionale dans le cadre des cinq conventions de délégation de service public 2023 – 2029 sont compatibles avec les règles européennes en matière d’aides d’Etat (art. 108 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), notamment au regard du premier critère Altmark rappelés ci-avant.

La Commission européenne a exprimé un doute sur le fait que les autorités corses ont pu commettre une erreur manifeste d’appréciation sur l’existence d’un véritable SIEG. Le périmètre de service public retenu dans les conventions de délégation de service public 2023-2029 pourrait ne pas être nécessaire et proportionné en tous points par rapport à un besoin réel de service public. Plus précisément, l’inclusion du transport de passagers commerciaux et du transport de marchandises par camions remorques et des convoyeurs dans les délégations de service public ne serait pas justifiée par un besoin de service public compte tenu de la présence sur le marché d’une offre commerciale développée depuis le port de Toulon. Par ailleurs, les OSP en matière de volume de fret (exprimé en mètres linéaires) imposées aux compagnies délégataires pourraient dépasser le besoin de service public.

Enfin, du point de vue des règles de l’Union européenne en matière de marchés publics (4ème critère Altmark), la Commission européenne invite les autorités françaises à clarifier si l’obligation de mobiliser des navires disposant d’une capacité minimale de transport de passagers et de cabines dans les délais de de la mise en concurrence est susceptible de constitue une rupture d’égalité de traitement, et pour clarifier le périmètre des exigences minimales et la conformité des offres retenues en ce qui concerne ces exigences ainsi que les rotations reprogrammables et les rotations supplémentaires. Les autorités françaises doivent à présent répondre aux observations formulées par la Commission européenne. A l’issue de cette phase d’échanges contradictoires entre les autorités françaises et la Commission européenne, cette dernière prendra une décision sur l’existence ou pas d’une aide d’Etat et, le cas échéant, sur sa compatibilité avec le droit européen. La Commission doit, en principe, adopter une décision dans un délai de dix-huit mois à compter de l’ouverture de la procédure.

 

[1] Au sens de l’article 4 § 4 du règlement de procédure (UE) n° 2015/1589 du Conseil du 13 juillet 2015 portant modalités d’application de l’article 108 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[2] Encadrement SIEG constitué par plusieurs actes Communication de la Commission 2012/C8/02 du 20 décembre 2011 ; Communication de la Commission 2012/C 8/03 du 20 décembre 2011 sur les aides d’Etat sous forme de compensation de services public ; décision d’exemption 2012/21/UE du 20 décembre 2011 relative aux compensations accordées à certaines entreprises chargées de la gestion de SIEG ; règlement (UE) n° 2023/2832 relatif aux aides de minimis SIEG.

[3] CJCE, 24 juillet 2003, Altmark Trans GmbH, C-280/00.

[4] Arrêts du Tribunal, 1er mars 2017, SNCM I, T-366/13 et SNCM II, T-454/13.