Fonction publique
le 13/04/2023

De la possibilité de fonder exclusivement une procédure disciplinaire sur des témoignages anonymisés

CE, 5 avril 2023, n° 463028

Par un arrêt en date du 5 avril 2023, le Conseil d’Etat a jugé que si une procédure disciplinaire peut être fondée exclusivement sur des témoignages anonymisées, il appartient au juge d’apprécier la valeur probante de ces témoignages.

Dans cette affaire, Mme B, agent contractuel de Pôle emploi, s’est vu infliger, une sanction d’exclusion temporaire de deux mois à la suite de propos tenus à l’occasion d’une formation qu’elle avait pour mission d’animer. Il lui a été reproché d’avoir, lors de cette formation, dénigré son employeur et certains de ses collègues, et d’avoir émaillé son discours de termes insultants, avec, à l’occasion, une coloration raciste, sexiste et homophobe.

Relevons d’emblée que la sanction infligée à l’agent a été uniquement fondée sur les témoignages anonymisés de trois des agents ayant participé à la formation ainsi que sur une synthèse, dont l’auteur est anonyme, de quatre témoignages, anonymisés eux aussi, recueillis lors d’une enquête téléphonique.

Cette circonstance n’a pas empêché le Tribunal administratif de Montreuil de rejeter la demande d’annulation de la sanction dont Mme B l’avait saisi. En revanche, au vu de ces éléments anonymisés, la CAA de Paris a considéré que Pôle Emploi n’établissait pas la matérialité des faits reprochés à l’intéressée et a donc annulé la sanction en litige.

Saisie d’un pourvoi par Pôle Emploi, la Haute Assemblée a énoncé que : « l’autorité investie du pouvoir disciplinaire peut légalement infliger à un agent une sanction sur le fondement de témoignages qu’elle a anonymisés à la demande des témoins, lorsque la communication de leur identité serait de nature à leur porter préjudice ».

Le Conseil d’État a néanmoins précisé que dans le cadre d’une instance contentieuse engagée par l’agent contre cette sanction, et dans le cas où celui-ci contesterait l’authenticité des témoignages ou la véracité de leur contenu, il appartient à l’autorité investie du pouvoir disciplinaire de produire tous éléments permettant de démontrer que la qualité des témoins correspond à celle qu’elle allègue et tous éléments de nature à corroborer les faits relatés dans les témoignages.

 

Il a finalement souligné que le juge forgeait sa conviction sur la valeur probante de ces témoignages au vu des échanges contradictoires et des éventuelles mesures d’instruction qu’il aurait ordonnées.

Au cas présent, la Haute juridiction a considéré que la Cour administrative d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit en estimant « par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que les éléments anonymisés produits ne suffisaient pas à apporter la preuve de la réalité des faits contestée par l’intéressée » et a donc rejeté le pourvoi formé par Pôle Emploi.

S’il est établi en jurisprudence que des témoignages anonymisés peuvent contribuer, et même de façon déterminante, à établir des faits de nature à constituer une faute disciplinaire[1], c’est la première fois que le Conseil retient que des témoignages anonymisés peuvent, en principe, exclusivement fonder une sanction disciplinaire, suivant en cela la Cour européenne des droits de l’homme[2] qui a déjà admis qu’ils pouvaient constituer la preuve unique et déterminante.

Il n’en reste que l’appréciation par le juge de la valeur probante de ces témoignages anonymisés doit conduire l’administration à en faire usage avec parcimonie et à bon escient ; de telles preuves semblent en effet moins solides face à la contestation contentieuse, que des preuves classiques, non anonymisées. Dans ses conclusions sur l’arrêt, M. Nicolas Labrune énonçait à cet égard que « la valeur probante des éléments fondant une sanction est inversement proportionnelle à la part de ces éléments qui sont anonymisés ».

Aussi, si le juge n’écartera pas des témoignages au seul motif qu’ils ont été anonymisés, il risque de ne leur reconnaitre qu’une faible valeur probante dans le cas où l’administration n’apporte pas, face à une requête qui les critique une défense convaincante.  De plus, reste la condition du préjudice porté aux témoins dont l’identité a été occultée qui nécessite, pour garantir la procédure, d’éviter du plus possible cette anonymisation.

 

[1] A propos du licenciement d’un salarié protégé fondé sur un motif disciplinaire : CE, 9 juillet 2007, n° 288295 ; à propos de la communication des PV et du rapport d’une enquête administrative CE, 5 février 2020, n° 433130 ; CE, 28 janvier 2021, n° 435946 ; ou encore à propos d’une sanction d’inéligibilité, CE, Sect. 4 février 2015, Élections municipales de Vénissieux n° 385555.

[2] CEDH, Grande Chambre, 15 décembre 2011, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni, nos. 26766/05 and 22228/06, § 118, 126 et 147 ; CEDH, 25 avril 2012, Ellis et Simms et Martin c. Royaume-Uni, nos 46099/06 et 6699/06).