le 16/06/2016

Le Code général de la propriété des personnes publiques n’a pas sonné le glas de la théorie de la « domanialité publique virtuelle »

CE, 13 avril 2016, Commune de Baillargues, n° 391431

Il aura fallu attendre dix années après l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques pour que le Conseil d’Etat trouve (enfin) l’occasion de trancher une des questions les plus débattues qu’il avait fait naitre : la théorie de la « domanialité publique virtuelle », ou plutôt de la domanialité publique « par anticipation », existait-t-elle encore depuis que ce nouveau Code – et notamment la nouvelle définition que renfermait son article L. 2111-1 – avait pris place au sein de l’ordonnancement juridique ?  
 
Le 13 avril 2016, le Conseil d’Etat a clairement réglé la question : l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques n’a pas sonné le glas de la domanialité publique « par anticipation ». Avant de mesurer les implications pratiques de cette solution (III.), il faut revenir sur ce qu’elle signifie (I.) et sur le débat qu’elle avait suscité (II.).

I.- On s’accorde pour dire que la « théorie de la domanialité publique virtuelle » est née avec une décision du Conseil d’Etat du 6 mai 1985, Association Eurolat Crédit Foncier de France (1), aux termes de laquelle les « principes de la domanialité publique » ont été appliqués à un bien non encore aménagé pour les besoins d’une mission de service public, mais destiné à l’être de façon certaine –  concrètement, un terrain nu destiné à accueillir une maison de retraite.  

Cette solution permettait ainsi de soumettre au régime protecteur de la domanialité publique, des biens qui n’étaient pas (encore) effectivement aménagés, dès l’instant où ils étaient destinés, de façon certaine, à être affecté à une utilité publique (à l’usage direct du public ou à un service public moyennant des aménagements spéciaux) (2).

Mais elle présentait l’écueil d’enfermer dans l’étau du régime de la domanialité publique un bien dont il avait été assurément prévu, à un moment donné, de l’affecter à l’utilité publique (par exemple, par une délibération décidant la création d’un équipement d’intérêt général) alors même que le projet envisagé était finalement abandonné. Et il était donc en pratique une certaine insécurité juridique pour les personnes publiques, dont les biens pouvaient appartenir au domaine public à raison d’un projet autrefois voté mais in fine jamais entrepris ni exécuté. Et, à défaut de déclassement, une épée de Damoclès pouvait peser indéfiniment au dessus des montages entrepris ultérieurement sur les dépendances concernées.

II.- Cette incertitude, les auteurs du Code général de la propriété des personnes publiques ont sans doute entendu la dissiper. Deux indices permettent de le penser : d’une part, une nouvelle définition du Code général de la propriété des personnes publiques, rédigée à l’indicatif présent, laissait à penser que pour pouvoir appartenir au domaine public, un bien devait à présent être effectivement aménagé pour les besoins d’une mission de service public (3) ; d’autre part, le Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques indiquait expressément que « c’est désormais la réalisation certaine et effective d’un aménagement indispensable pour concrétiser l’affectation d’un immeuble au service public, qui déterminera de façon objective l’application à ce bien du régime de la domanialité publique. De la sorte, cette définition prive d’effet la théorie de la domanialité publique virtuelle ». Et, de manière générale, le Code général de la propriété des personnes publiques a été bâti dans l’idée de circonscrire précisément le champ d’application du régime de la domanialité publique.

Pour beaucoup d’auteurs, depuis l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques  le 1er juillet 2006, il n’était donc tout bonnement plus question de domanialité publique virtuelle (4) : un bien ne pouvait appartenir au domaine public qu’à partir du moment où il appartenait à une personne publique, et où les travaux pour les besoins d’une affectation publique était achevés, le ruban de l’inauguration coupé. Et ce sentiment s’en trouvait renforcé par la circonstance que le Conseil d’Etat avait jugé, dans une décision ATLALR en date du 8 avril 2013, que la théorie de la domanialité publique virtuelle demeurait applicable aux biens dont la question de l’incorporation se posait avant l’entrée en vigueur du Code, mais que  « l’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques [qui] exige, pour qu’un bien affecté au service public constitue une dépendance du domaine public, que ce bien fasse déjà l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public » (5).

D’autres auteurs étaient en revanche déjà plus nuancés : selon eux, si la nouvelle définition du domaine public impliquait qu’un bien ne faisait pas partie du domaine public « tant que l’affectation ne peut objectivement être constatée », en revanche, « la rédaction retenue ne rend pas nécessaire un achèvement des aménagements : il suffit qu’ils soient en cours » (6).

D’autres, enfin, demeuraient nettement plus réservés : ils relevaient que si l’intégration d’un bien dans le domaine public ne devait intervenir effectivement qu’à partir du moment où l’affectation d’un bien à un service public était matériellement réalisée, on peinerait alors à comprendre l’utilité de certains dispositifs mis en place par le législateur (bail emphytéotique administratif, autorisation d’occupation temporaire,…), dispositifs qui ont précisément pour objet de placer sous un régime de droit public des dépendances qui seront, par l’effet du contrat, affectées à l’utilité publique mais qui, à la signature du contrat, peuvent pourtant très bien relever du domaine privé (7).

III.- Le 11 mai dernier, le Conseil d’Etat a finalement tranché la question en ce sens : « quand une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public ».

Que l’on se place avant ou après l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques, il est donc acquis qu’un bien appartient au domaine public non seulement quand il est effectivement aménagé pour les besoins de l’exécution d’une mission de service public, mais aussi, dès lors qu’une personne publique a décidé de l’affecter à un service public et qu’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine.

Et, dans ses conclusions sur cette décision, le Rapporteur public Nathalie Escault propose une « grille » d’analyse pour vérifier si un bien destiné à une mission de service public relève – ou non –  (déjà) du domaine public :

–  en premier lieu, le bien doit avoir fait l’objet d’une décision formelle d’affectation à un service public par son propriétaire ;

– en deuxième lieu, et de manière cumulative, des aménagements indispensables à l’exécution de la mission de service public doivent être en cours de réalisation. Et ces aménagements peuvent se traduire, selon le Rapporteur public, de deux manières : dans tous les cas, des actes  juridiques ayant pour objet de permettre la réalisation des travaux doivent avoir été pris (ex : signature d’un contrat). Mais, lorsque ces actes juridiques ne suffisent pas à établir de manière certaine l’aménagement prochain du bien, il convient de rechercher s’il est des actes matériels qui traduisent un commencement des travaux.

De la sorte, il s’agit d’éviter les conséquences excessives de la « théorie de la domanialité publique virtuelle », dénoncées par la doctrine, qui résidaient dans la possible incorporation au domaine public de terrains nus finalement jamais aménagés, et dans l’incertitude juridique qui en résultait pour les personnes publiques.

En pratique, donc, les conséquences de cette décision sont certes circonscrites par rapport à ce qu’il advenait par le passé, mais elles n’en demeurent pas moins importantes.

Concrètement, la décision confirme (incidemment) que lorsqu’une personne publique souhaite confier une dépendance domaniale à un opérateur afin qu’il y réalise un équipement affecté au service public, il ne peut le faire que dans le cadre d’un contrat « autorisé » sur le domaine public (une autorisation d’occupation simple, une autorisation d’occupation constitutive de droits réels, un bail emphytéotique administratif,…). Et, de ce point de vue, les dispositifs contractuels de droit privé, qui permettent à un opérateur de bénéficier de droits réels sur les ouvrages qu’ils réalisent et sur le terrain d’assiette qui les supporte devraient a priori être exclus, à tout le moins dès lors qu’ils comportent des clauses qui ne sont pas compatibles avec les règles de la domanialité publique, et en particulier, avec les règles attachées aux autorisations d’occupation constitutives de droits réels (8).

Pour conclure, si la décision du Conseil d’Etat du 11 mai 2016 a réaffirmé la pérennité de la domanialité publique « par anticipation », il ne faut sans doute pas en retenir une conception identique à celle qui existait avant l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques : la soumission au régime de la domanialité publique demeure pour des biens dont l’affectation à l’utilité publique est certaine, en ce sens qu’une décision d’affectation a été prise et que des actes (juridiques et éventuellement matériels) traduisent cette affectation ; en revanche, des terrains pour lesquels une affectation a certes été envisagée, mais jamais concrétisée, devraient – et c’est de notre point de vue une bonne chose – échapper au régime contraignant de la domanialité publique.  

Astrid BOULLAULT
Avocat à la cour

(1) CE, 6 mai 1985, Association Eurolat Crédit Foncier de France, n° 41589.
(2) CE, 6 mai 1985, Association Eurolat, n° 41589 ; CE, 31 janvier 1995, avis n° 356960 ; CE, 18 mai 2004, Cinémathèque, avis n° 370169 ;  CE, 1er octobre 2013, Société Espace Habitat Construction, n° 349099).
(3) Article L. 2111-1 : le domaine public d’une personne publique « est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ».
(4) G. Eveillard, « Le Code général de la propriété des personnes publiques et l’abandon de la domanialité publique virtuelle », Revue juridique de l’économie publique, n° 712, Octobre 2013 ; C. Chamard-Heim, « La théorie du domaine public virtuel : le chant du cygne » La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 24, 10 Juin 2013 ; Y. Gaudemet, Traité de Droit administratif Tome 2 – Droit administratif des biens, L.G.D.J, 14ème éd, p. 137).
(5) CE, 8 avril 2013, ATLALR, n° 363738. Voir également ; CE, 29 juin 2015, Centre Hospitalier de Mention, n° 368299 ; CAA de Marseille, 12 mars 2015, Communauté Urbaine Marseille Provence Métropole, n°14MA03803.
(6) C. Maugüé et G. Bachelier « Genèse et présentation du Code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006, p. 1073.
(7) voir en ce sens : N. Symchowicz, Partenariats public-privé et montages contractuels complexes, 3ème éd. 2012, Le Moniteur, p. 163 et s. ; P. Yolka, « Faut-il réellement abandonner la domanialité publique virtuelle ? », La semaine juridique administration et collectivités territoriales, février 2010, p. 2073 et s. ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « La lente agonie de la théorie de la domanialité publique virtuelle », Contrats et Marchés publics n° 11, Novembre 2013.
(8) CE, 11 mai 2015, n° 390118.