le 13/01/2022

Censure de la position de la CRE sur la notion de force majeure au sens de l’accord-cadre ARENH

CE, 10 décembre 2021, Sté Hydroption, n° 439944

Par un arrêt en date du 10 décembre 2021, le Conseil d’Etat a partiellement annulé une délibération de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) se prononçant sur l’applicabilité de la théorie de la force majeure aux accords-cadres pour l’Accès Régulé au Nucléaire Historique (ARENH) conclus par les fournisseurs d’électricité avec EDF en vue d’acquérir de l’électricité d’origine nucléaire.

On rappellera que depuis la libéralisation du marché de l’électricité, les fournisseurs alternatifs (Engie, Total, Eni…) peuvent acheter à l’avance et à prix fixe une certaine quantité d’électricité nucléaire produite par EDF, dans le cadre du mécanisme de l’ARENH.

En vertu de ce mécanisme, la société EDF est tenue de céder jusqu’à 100 TWh/an de sa production nucléaire à ses concurrents fournisseurs qui le lui demandent à un prix fixe de 42 euros/MWh. Dans le cadre de ce dispositif, chaque fournisseur est lié à EDF par un accord-cadre dont le modèle est fixé par arrêté ministériel.

Ceci rappelé, la crise sanitaire survenue en 2020 a entraîné une importante baisse de la consommation d’électricité en France et une diminution du prix de l’électricité sur les marchés de gros, lequel a atteint un niveau bien inférieur à 42 euros/ MWh.

En conséquence, certains fournisseurs d’électricité, estimant que cette situation était constitutive d’un « évènement de force majeure » au sens de l’article 10 du modèle d’accord-cadre pour l’ARENH, ont demandé à mettre en œuvre les stipulations de l’article 13 de l’accord-cadre afin d’obtenir (i) la suspension du contrat pour force majeure, (ii) mettre fin ensuite aux livraisons des volumes d’ARENH pendant la durée de la force majeure et (iii) enfin, s’approvisionner sur le marché à un prix beaucoup plus bas pour la totalité de leurs volumes.

Toutefois, EDF s’est opposé au déclenchement de cette clause, considérant que les conditions prévues dans le contrat ARENH n’étaient pas réunies. 

Par une délibération n° 2020-071 du 26 mars 2020 portant communication sur les mesures en faveur des fournisseurs prenant en compte des effets de la crise sanitaire sur les marchés d’électricité et de gaz naturel, la CRE a constaté le désaccord entre les fournisseurs alternatifs d’électricité et la société EDF, donné son interprétation des dispositions précitées de l’article 10 du modèle d’accord-cadre et son analyse des conséquences sur le marché de l’électricité d’une suspension des accords-cadres sur l’ARENH.

Aux termes de cette délibération la CRE a ainsi relevé que « la force majeure ne trouverait à s’appliquer que si l’acheteur parvenait à démontrer que sa situation économique rendait totalement impossible l’exécution de l’obligation de paiement de l’ARENH » et que « les conséquences d’une suspension totale des contrats ARENH en raison de l’activation des clauses de force majeure seraient disproportionnées. Enfin, une telle situation créerait un effet d’aubaine pour les fournisseurs au détriment d’EDF qui irait à l’encontre des principes de fonctionnement du dispositif qui reposent sur un engagement ferme des parties sur une période d’un an ».

En conséquence de ses analyses, la CRE a refusé de transmettre à RTE une évolution des volumes d’ARENH livrés par EDF aux fournisseurs concernés liée à une demande d’activation de la clause de force majeure, ce refus de reconnaître la situation de force majeure faisant obstacle pour les fournisseurs à la suspension effective de leurs achats d’électricité auprès d’EDF.

La société Hydroption a introduit un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la délibération de la CRE du 26 mars 2020 en tant qu’elle refuse de reconnaître l’existence d’une situation de force majeure.

Statuant sur ce recours, le Conseil d’Etat a tout d’abord confirmé la recevabilité de la requête de la société Hydroption en notant que « l’interprétation que la CRE a donné des dispositions précitées de l’article 10 du modèle d’accord-cadre pour l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, alors même qu’elle ne saurait avoir pour effet de lier l’appréciation des juridictions qui ont été saisies des différends entre les fournisseurs d’électricité et la société EDF, a eu pour objet d’influer de manière significative sur le comportement des intéressés » et que, dès lors, « eu égard à sa qualité de fournisseur d’électricité, la société requérante justifie d’un intérêt direct et certain à l’annulation de cette prise de position, qui a été adoptée par la CRE dans le cadre de sa mission de régulation ».

Puis, statuant au fond sur la licéité de la délibération de la CRE, le Conseil d’Etat considère qu’elle est entachée d’une erreur de droit puisqu’« en réservant l’application de la force majeure à l’hypothèse d’une impossibilité totale pour l’acheteur d’exécuter l’obligation de paiement de l’ARENH alors que les stipulations de l’article 10 de l’accord-cadre subordonnaient uniquement le bénéfice de cette clause à la condition qu’un événement extérieur, irrésistible et imprévisible rende impossible l’exécution des obligations des parties dans des conditions économiques raisonnables, la Commission de régulation de l’énergie a entaché la délibération attaquée d’une erreur de droit ».

Le Conseil d’Etat annule donc la délibération attaquée en tant qu’elle énonce que « la force majeure ne trouverait à s’appliquer que si l’acheteur parvenait à démontrer que sa situation économique rendait totalement impossible l’exécution de l’obligation de paiement de l’ARENH ».

Pour autant, si la décision a le mérite de rappeler la nécessité de s’en tenir à une lecture stricte des stipulations contractuelles, la portée de cette décision du 10 décembre 2021 s’avère, en tant que telle, relativement limitée.

D’abord, le Conseil d’Etat refuse d’enjoindre à la CRE de prendre une nouvelle délibération.

Ensuite, les litiges opposant les parties à l’accord-cadre ARENH relèvent du Juge judiciaire (Tribunal de commerce de Paris et Cour d’appel de Paris), et la Cour d’appel de Paris avait, par plusieurs arrêts du 28 juillet 2020, statué en faveur des fournisseurs et reconnu l’existence de cas de force majeure (CA Paris, 28 juillet 2020, n° 20/06676, n° 20/06675 et n° 20/06689).

Enfin, la rédaction des clauses relatives à la force majeure contenues dans le modèle d’accord-cadre ARENH qui avaient donné lieu à ces différends a, depuis la délibération de la CRE du 26 mars 2020, été modifiée (Arrêté du 12 novembre 2020 modifiant l’arrêté du 28 avril 2011 pris en application du II de l’article 4-1 de la loi n° 2000-108 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité).