A quelques jours de la suppression des tarifs réglementés de vente de gaz réservés aux plus gros consommateurs (ceux dont le niveau de consommation annuelle est supérieure à 200.000 kilowattheures par an), le Conseil d’Etat a saisi, par l’arrêt ANODE (décision du 15 décembre 2014, n° 370321), la Cour de justice de l’Union européenne de la question de la compatibilité avec le droit de l’Union de ces même tarifs lorsqu’ils sont proposés à l’ensemble des consommateurs, clients domestiques y compris.
Après avoir présenté le contexte actuel du secteur de la vente de gaz naturel en France (I), on analysera le raisonnement qui a conduit le Conseil d’Etat à interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur cette question (II), puis on évoquera les suites possibles de cette décision (III).
I. Le contexte actuel du secteur de la vente de gaz : la coexistence de tarifs réglementés de vente et d’offres de marché et une libéralisation timide
Les articles L. 445-1 et suivants du Code de l’énergie prévoient l’existence de tarifs réglementés de vente de gaz naturel, c’est-à-dire des tarifs fixés par arrêté ministériel, sur avis de la Commission de régulation de l’énergie, pour la commercialisation du gaz naturel aux consommateurs finals. Seuls les opérateurs dits « historiques » sont habilités à les proposer, à savoir la société GDF Suez, les entreprises locales de distribution (les ex-régies exclues de la nationalisation en 1946) et la société Total Energie Gaz (voir l’article 2 du décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel).
Depuis 2007, le marché de vente du gaz naturel est entièrement ouvert à la concurrence : tout consommateur est libre de souscrire un abonnement auprès du fournisseur de son choix, au tarif réglementé ou en offre de marché. Mais dans les faits, la grande majorité des consommateurs a conservé son contrat au tarif réglementé de vente, ce que l’Autorité de la concurrence a déploré dans un avis au Gouvernement du 18 avril 2013 (Avis 13-A-09 du 25 mars 2013 concernant un projet de décret relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel). Dans cet avis, l’Autoritépréconise la disparition progressive desdits tarifs après avoir constaté « l’échec de l’ouverture à la concurrence du marché de la fourniture de gaz naturel (hors grands clients industriels) » (voir le communiqué de presse du 18 avril 2013 publié sur www.autoritedelaconcurrence.fr). Elle fait en particulier valoir que le « prix du gaz français (payé par les consommateurs résidentiels) est, de façon constante depuis 2009, très nettement au-dessus de celui de la moyenne européenne, et au-dessus de ceux de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, où n’existent plus les tarifs réglementés du gaz ».
Pourtant malgré la bonne compétitivité des offres de marché par rapport aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel, au 30 septembre 2014, la part de marché des fournisseurs alternatifs représentait seulement 16% des sites résidentiels et 28,1% des sites non résidentiels, selon l’observatoire des marchés de détail de l’électricité et du gaz publié par la Commission de régulation de l’énergie pour le 3ème trimestre 2014 (observatoire disponible sur www.cre.fr).
A la suite de l’avis de l’Autorité de la concurrence, le législateur a fixé un calendrier en vue de la suppression des tarifs réglementés de vente pour les plus gros consommateurs. La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation est ainsi venue modifier l’article L. 445-4 du Code de l’énergie et arrêter la date de fin de ces tarifs de la manière suivante :
« 1° Pour les consommateurs non domestiques raccordés au réseau de transport, à l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la publication de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation ;
2° Pour les consommateurs non domestiques dont le niveau de consommation est supérieur à 200 000 kilowattheures par an, au plus tard le 31 décembre 2014 ;
3° Pour les consommateurs non domestiques dont le niveau de consommation est supérieur à 30 000 kilowattheures par an, au plus tard le 31 décembre 2015. »
En revanche, cette loi n’a pas remis en cause l’existence des tarifs réglementés de vente de gaz naturel pour les consommateurs dont le niveau de consommation est inférieur ou égal à 30 000 kilowattheures par an. Sont ainsi concernés l’ensemble des clients domestiques et les « petits » consommateurs professionnels qui vont donc pouvoir continuer à bénéficier desdits tarifs sans limitation dans le temps.
C’est donc pour ces « petits » consommateurs que la décision du Conseil d’Etat du 15 décembre 2014 présente un réel intérêt car la question qui y est posée est celle de savoir si les tarifs réglementés de vente de gaz, quel que soit le niveau de consommation du site pour lequel ils sont souscrits, sont compatibles avec le principe de libéralisation posé par le droit de l’Union en matière de fourniture du gaz naturel.
II. Le maintien des tarifs réglementés de vente pour les « petits » consommateurs est-il encore justifié ?
Le Conseil d’Etat était saisi d’une requête de l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) – association de fournisseurs d’énergie dits « alternatifs », c’est-à-dire autres que les opérateurs historiques – tendant à l’annulation du décret n° 2013-400 du 16 mai 2013 modifiant le décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel. C’est sur le fondement de ce décret que les tarifs réglementés de vente de gaz naturel sont fixés par arrêtés ministériels.
A l’appui de cette demande, l’ANODE invoquait l’exception d’inconventionnalité de la base légale du décret. Plus précisément, la requérante soutenait que les dispositions légales sur lefondement desquelles le décret a été adopté, codifiées aux articles L. 445-1 et suivants du Code de l’énergie méconnaissent les objectifs de la directive 2009/73/CE du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel, dite « directive sectorielle ».
Ce texte communautaire fixe un objectif de libéralisation du secteur du gaz et définit les règles qui doivent permettre « la création d’un marché intérieur totalement libéralisé » (article 7 de la directive2009/73). La finalité est « d’offrir une réelle liberté de choix à tous les consommateurs de l’Union européenne, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises, de créer de nouvelles perspectives d’activités économiques et d’intensifier les échanges transfrontaliers, de manière à réaliser des progrès en matière d’efficacité, de compétitivité des prix et de niveau de service et à favoriser la sécurité d’approvisionnement ainsi que le développement durable » (1erconsidérant de la directive2009/73). L’ouverture du marché du gaz doit donc être effective y compris pour les consommateurs domestiques.
Toutefois, cet objectif de libéralisation totale est à concilier avec des obligations de service public, lesquelles peuvent porternotamment « sur la sécurité, y compris la sécurité d’approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix de la fourniture », étant précisé que ces « obligations sont clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et garantissent aux entreprises de gaz naturel de la Communauté un égal accès aux consommateurs nationaux » (paragraphe 2 de l’article 3 de la directive 2009/73).
La directive sectorielle laisse aux Etats membres le soin de définir eux-mêmes le contenu de ces obligations de service public, celles-ci « devraient être définies au niveau national, en tenant compte du contexte national; le droit communautaire devrait, cependant, être respecté par les États membres. Les citoyens de l’Union et, lorsque les États membres le jugent opportun, les petites entreprises devraient bénéficier d’obligations de service public, en particulier en ce qui concerne la sécurité d’approvisionnement, et de tarifs raisonnables »(considérant 47 de la directive 2009/73).
Ces dispositions semblent autoriser les Etats membres à intervenir en matière de prix de vente du gaz naturel y compris ceux proposés aux petites entreprises selon le contexte du marché national du gaz et sous réserve que l’objectif de libéralisation soit respecté. Cette possibilité offerte par la directive sectorielle permet-elle à la France de maintenir des tarifs réglementés de vente du gaz naturel pour les clients ayant une consommation annuelle inférieure ou égale à 30 000 kilowattheures par an ?
La Cour de Justice de l’Union européenne s’était déjà prononcée dans un arrêt du 20 juillet 2010sur une réglementation nationale en matière de prix du gaz (CJUE, 20 avril 2010, Federutilitye.a. contre Autorità per l’energiaelettrica e il gas, aff. C-265/08). Dans cette affaire concernant l’Italie, la réglementation en cause fixait des prix de référence que chaque fournisseur de gaz était tenu d’introduire dans son offre aux consommateurs, ce qui revenait à imposer des prix « plancher ». Cette réglementation avait été adoptée à la veille de la libéralisation complète du secteur du gaz.
La Cour de Justice a jugé que les dispositions de la directive sectorielle sur le gaz ne s’opposent pas à une telle réglementationsous réserve qu’elle :
• poursuive un intérêt économique général permettant de concilier l’objectif de libéralisation du secteur du gaz et la protection du consommateur au moyen d’un prix d’un niveau raisonnable ;
• soit strictement limitée à la poursuite de cet intérêt économique général conformément au principe de proportionnalité et ainsi que le prévoit l’article 106 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et « par conséquent, durant une période nécessairement limitée dans le temps » (paragraphe 33) ;
• respecte les principes de transparence et de non discrimination.
Dans sa décision du 15 décembre 2014, le Conseil d’Etat relève que, contrairement à la réglementation italienne qui instituait des prix « plancher », la réglementation française des tarifs réglementés de vente du gaz naturel n’a pas empêché les fournisseurs alternatifs de proposer des offres plus compétitives que lesdits tarifs. Il souligne également l’absence en France de monopole sur l’importation du gaz, qui constitue la source exclusive de consommation, et indique que le décret encadrant les tarifs réglementés de vente objet du recours formé par l’ANODE a été adopté plusieurs années après l’ouverture complète du marché à la concurrence en 2007.
Le Conseil d’Etat fait par ailleurs valoir que les tarifs réglementés de gaz permettent de couvrir les coûts d’approvisionnementdu fournisseur historique – lequel s’opère au moyen de contrats d’approvisionnement de long terme alors que fournisseurs alternatifs s’approvisionnent sur les marchés de gros – garantissant ainsi aux consommateurs une plus grande sécurité d’approvisionnement. Il indique également que les tarifs réglementés de vente permettent une « harmonisation des prix sur le territoire national ». La question se pose donc de savoir si la sécurité d’approvisionnement et la « cohésion territoriale » sont de nature à justifier le maintien de tarifs réglementés de vente du gaz naturel, y compris pour les « petits » consommateurs.
Compte tenu de ces circonstances propres à la réglementation française des tarifs réglementés de vente du gaz, qui diffèrent de celles de l’affaire relative à la réglementation italienne des prix du gaz, le Conseil d’Etat a considéré que les questions suivantes soulèvent une difficulté sérieuse et doivent dès lors être soumises à la Cour de justice de l’Union européenne :
• En premier lieu, l’intervention d’un Etat membre qui consiste à fixer de tarifs réglementés de vente du gaz naturel, sans faire obstacle à ce que des offres concurrentes soient proposées à des prix inférieurs à ces tarifs, constitue-t-elle, par sa nature même, une entrave à la libéralisation du marché du gaz naturel ?
• Dans l’affirmative, cette entrave peut-elle être justifiée par la poursuite d’un intérêt économique général, comme la sécurité d’approvisionnement et la cohésion territoriale ? Et, s’agissant de la méthode de calcul des tarifs réglementés de vente de gaz, le principe de couverture des coûts complets du fournisseur historique est-il conforme au principe de proportionnalité consacré par le Traité ? Ou plus exactement, est-ce que les composantes de la formule de calcul des tarifs réglementés doivent exclusivement avoir pour effet de garantir l’intérêt économique général que cette tarification poursuit ?
III. Les suites éventuelles de la décision du Conseil d’Etat
Une fois que la Cour de justice de l’Union européenne aura répondu à ces questions, le Conseil d’Etat pourra se prononcer sur la requête dont l’a saisi l’ANODE à l’encontre du décret encadrant les tarifs réglementés de vente du gaz naturel.
Une décision de la Cour de justice qui considérerait que l’intervention d’un Etat membre en matière de prix du gaz telle que la fixation de tarifs réglementés de vente constitue, dans le contexte actuel du marché du gaz naturel, une entrave à la libéralisation de ce marché non justifiée par un intérêt économique général serait de nature à remettre en cause, en France, l’existence des tarifs réglementés de vente de gaz, y compris pour les « petits » consommateurs.
Dans une telle hypothèse, l’intervention de l’Etat en matière de prix du gaz se limiterait au seul tarif social ouvert aux personnes physiques en situation de précarité énergétique (voir le tarif spécial de solidarité prévu à l’article L. 445-5 du code de l’énergie). Une disparition des tarifs réglementés de vente du gaz pour les clients ayant une consommation annuelle inférieure ou égale à 30 000 kilowattheures ne pourrait toutefois être envisagée que par étapes ou du moins assortie de mesures d’accompagnement ou transitoires compte tenu du profil de ces consommateurs, sans doute moins bien informés que les autres sur l’existence des offres de marché.
Une telle disparition, si elle devait avoir lieu, aurait aussi un impact fort sur les entreprises locales de distribution chargées de la fourniture aux tarifs réglementés de vente qui perdraient ainsi leur objet principal. Ces entreprises, qui sont déjà aujourd’hui affectées par la disparition des tarifs réglementés de vente pour les « gros » consommateurs, devront alors nécessairement faire évoluer leur activité, ainsi que les conditions de leur intervention sur le marché du gaz.
Mais il est également possible, et sans doute plus probable, que la Cour de justice de l’Union européenne estime que la sécurité d’approvisionnement et la cohésion territoriale justifient l’existence de tarifs réglementés de vente compte tenu du contexte actuel du secteur de la vente de gaz naturel, tout en précisant les conditions de cette compatibilité au regard de l’objectif de libéralisation de la directive sectorielle. Une telle solution pourrait ainsi conduire le pouvoir réglementaire français à réviser les modalités de fixation des tarifs réglementés de vente du gaz et notamment la formule de calcul desdits tarifs.
Une fois que la Cour de justice de l’Union européenne se sera prononcée, la question se posera de savoir si sa décision est transposable aux tarifs réglementés de vente de l’électricité. Sur ce point, on peut d’ores et déjà relever que les modalités de calcul des tarifs réglementés diffèrent selon qu’ils s’appliquent au gaz naturel (application d’une formule de calcul) ou à l’électricité (méthode « d’empilement » des coûts). De même, la sécurité d’approvisionnement invoquée pour justifier l’existence de tarifs réglementés de vente du gaz n’est pas assurée de la même manière en matière d’électricité (voir notamment la mise en oeuvre du marché de garanties de capacité à l’horizon de l’hiver 2016/2017). Il conviendra donc de rester prudent dans l’interprétation qui sera faite de l’incidence de la future décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur le sort des tarifs réglementés de vente de l’électricité.