le 17/12/2015

Propriété des infrastructures de télécommunications réalisées avant 1997 : la fin (heureuse) d’un long débat

La question de la propriété des infrastructures de télécommunications réalisées avant 1997 a été tranchée par la Cour de cassation le 9 décembre 2015, et cette fois sans doute pour de bon : les infrastructures de génie civil (fourreaux, chambres de tirage, …) dans lesquelles courent les réseaux de télécommunications (câbles, …) n’appartiennent pas nécessairement à la société Orange et peuvent au contraire appartenir aux collectivités territoriales, si elles apportent la preuve de ce qu’elles en ont assuré le financement et la maîtrise d’ouvrage.

La solution apparaît logique à première vue, tant elle fait application de la règle essentielle qui gouverne la propriété en France : est propriétaire d’un bien, la personne juridique qui l’a réalisé ou fait réaliser sous sa maîtrise d’ouvrage ou qui l’a acquis, par l’effet d’une vente, d’une donation, d’un transfert, d’une rétrocession, d’un échange ou autres opérations conventionnelles de même effet.

Le long débat que le sujet a jusqu’ici suscité (I.) souligne sans doute le principal mérite qui entoure cette décision rendue par la Cour de cassation, mais ce n’est pas le seul (II.).  

I. – Les termes du débat

Le débat qui a longtemps entouré la question de la propriété des infrastructures de télécommunications réalisées avant 1997 était pour l’essentiel animé par deux positions opposées.

D’un côté, la société Orange soutenait qu’elle était nécessairement propriétaire de toutes les infrastructures de télécommunications réalisées avant 1997, et ce par l’effet du monopole dont disposait l’Etat, puis l’établissement public France Télécom : l’Administration des postes et télécommunications, devenue ensuite l’établissement public France Telecom, aurait disposé jusqu’en 1997 d’un monopole, non pas seulement sur l’établissement des réseaux de télécommunications, mais aussi sur la réalisation des infrastructures qui les accueillent ; et dans la mesure où la société France Télécom, devenue Orange, s’est substituée dans les droits et obligations de l’établissement public France Télécom par l’effet de la loi n° 96-660 du 26 juillet 1996 relative à l’entreprise nationale France Télécom, elle serait nécessairement devenue propriétaire des infrastructures de génie civil réalisées avant 1997. Et, dans la continuité de ce raisonnement, Orange expliquait que les autres personnes publiques, notamment les collectivités territoriales ou leur établissements publics en charge de l’aménagement des territoires, ne disposaient pas d’une compétence en matière de télécommunications, si bien que les infrastructures qu’elles avaient pu réaliser dans les années 80/90 ne l’avaient alors été qu’au nom et pour le compte de l’Etat ou de France Télécom.

De l’autre côté, les collectivités territoriales (communes, communautés d’agglomérations, syndicats intercommunaux,…) soutenaient que le monopole dont disposait l’Administration des postes et télécommunications, puis l’établissement public France Telecom, ne portait que sur les réseaux de télécommunications à proprement parler (les lignes, les câbles,…), à l’exclusion des infrastructures qui les supportent (les poteaux aériens) ou les accueillent (les fourreaux, les chambres de tirage). En conséquence, elles devaient être considérées comme les propriétaires de celles des infrastructures dont elles avaient pu assurer le financement et la maîtrise d’ouvrage, notamment dans les zones d’aménagement ou dans les villes nouvelles.

Les juridictions administratives ont toutes ou presque (TA de Bordeaux, 12 février 2015, Société France Telecom, n° 101757 et n° 1204602) suivi ce raisonnement et considéré très clairement que « France Télécom ne peut utilement invoquer les dispositions du Code des postes et télécommunications (…) en vertu desquels les réseaux de télécommunications ouverts au public ne pouvaient être établis que par l’exploitant public, dès lors que le monopole ainsi institué ne concernait que les installations de télécommunications elles-mêmes et non les infrastructures destinées à les accueillir, lesquelles ne constituent pas des réseaux de communication au sens des dispositions dudit code ». Et elles ont en conséquence jugé que les collectivités territoriales sont propriétaires des infrastructures de télécommunications, même réalisées avant 1997, lorsqu’elles en ont assuré le financement et la maîtrise d’ouvrage (CAA, Bordeaux, 9 mars 2006, Commune de Toulouse, n° 02BX02121 ; TA de Melun, 11 septembre 2003, France Télécom, n° 002531 et 0149181 ; TA de Caen, 16 mai 2012, Société France Télécom, n° 100255 ; TA de Rennes, 23 novembre 2012, Communauté d’agglomération du pays de Vannes, n° 0905934 ; CAA de Nantes, 17 avril 2015, Communauté d’agglomération du Pays de Vannes, n°13NT00245 ; CAA de Nantes, 20 octobre 2015, Ville de Caen, n° 12NT02207 ; TA de Lyon, 30 juin 2015, Commune de Crozet, n° 1205883).

Les juridictions judiciaires avaient, pour leur part, une position sans doute moins claire ces derniers temps.

Il est vrai que la Cour d’appel de Paris avait très clairement jugé que le réseau de télécommunications devait être distingué des « ouvrages immobiliers dans lesquels sont placés les installations assurant la transmission des signaux de télécommunications et des informations », de sorte que « le fait que pendant de nombreuses années Orange a été le seul utilisateur des ouvrages litigieux ne lui confère par pour autant la qualité de possesseur des ouvrages dans lesquels elle passe des câbles à l’entretien desquels elle est tenue ». En conséquence, la société France Télécom ne pouvait pas revendiquer la propriété d’infrastructures de télécommunications si elle ne démontrait pas « qu’elle a en fait la maîtrise des ouvrages de génie civil litigieux » (CA, Paris, 15 novembre 2001, France Télécom/UPC France, n° 2000/16229).

Mais la Cour d’appel de Lyon, puis la Cour d’appel de Versailles avaient en revanche pris une position apparemment opposée, même si toujours un peu ambigüe (Cour d’appel de Lyon, 5 février 2013, Syndicat intercommunal d’énergie et de e-communication de l’Ain, n° 12/06336 ; Cour d’appel de Versailles, 5 mai 2014, Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines c/ société Orange, n° 11/10752). Et la Cour de cassation avait elle-même suscité le trouble dans deux décisions récentes, décisions dans lesquelles la société Orange voyait même une adoption de sa position et donc de son droit de propriété exclusif sur l’ensemble des infrastructures réalisées avant 1997 (Cour de Cassation, 1ère Chambre civile 9 avril 2012, n° 13-15608 et Cour de cassation, 1ère Chambre civile, n° 12-18979).

II. – La portée de la décision de la Cour de cassation du 9 décembre 2015

A tort, on le sait maintenant : la Cour de cassation a sanctionné cette interprétation, en jugeant que :

« attendu qu’après avoir constaté que la CASQY soutenait que l’essentiel des infrastructures de génie civil couvrant le territoire de l’agglomération nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines avaient été réalisées et/ ou financées, soit par les établissements publics qui étaient en charge, dans les années 1980-1990, d’aménager l’agglomération nouvelle, soit par la CASQY elle-même, depuis décembre 2003, la Cour d’appel a estimé que cette dernière ne rapportait pas la preuve de ce financement ni ne versait aux débats aucun plan des infrastructures litigieuses justifiant qu’elle en avait été le maître d’ouvrage ; qu’elle en a souverainement déduit, sans inverser la charge de la preuve, que la CASQY ne démontrait pas être propriétaire desdites infrastructures, construites avant le 1er janvier 1997 ». (Cass. 1ère Civ., 9 décembre 2015, n° 14-24.880).

La solution est certes rendue a contrario, mais elle ne s’offre guère à la discussion : la communauté d’agglomération aurait été tenue pour le propriétaire des infrastructures concernées, construites avant 1997, si elle avait démontré en être le maître d’ouvrage.

Il faut ainsi comprendre – et ce sont le cœur et l’enjeu du débat porté devant la Cour de cassation – que les infrastructures de télécommunications réalisées avant 1997 n’appartiennent pas nécessairement à la société Orange.

Il faut autrement comprendre que la société Orange bénéficie en quelque sorte d’une « présomption » de propriété sur les infrastructures réalisées avant 1997, présomption qu’une collectivité territoriale peut neutraliser en apportant la preuve qu’elle a financé et qu’elle a assuré la maîtrise d’ouvrage d’infrastructures, qui lui appartiennent en conséquence.

Cette présomption en faveur d’Orange n’est pas autrement justifiée par la Cour de cassation et laisse donc quelque peu sur sa faim, d’autant que sa portée est quelque peu redoutable, parce qu’il est bien souvent difficile, pour une collectivité territoriale, d’apporter aujourd’hui la preuve de ce que des biens immobiliers réalisés il y a plusieurs dizaines d’années l’ont été sous la maîtrise d’ouvrage de telle ou telle collectivité territoriale. Si, sur le principe, les collectivités territoriales et autres établissements publics d’« aménagement » ont remporté une bataille, la portée de la victoire demeure donc sur ce terrain quelque peu relative : les personnes publiques concernées devront démontrer, en produisant des marchés ou autres actes administratifs,  que telle ou telle infrastructure a été réalisée sous leur maîtrise d’ouvrage.

Au-delà de la question de la propriété des infrastructures, la décision de la Cour de cassation apporte, et cette fois sans nuance, des précisions utiles concernant la définition de la voie de fait et son application aux travaux réalisés par des collectivités territoriales sur des infrastructures de télécommunications. C’est vrai à deux égards.

Déjà, la Cour a jugé qu’il ne saurait y avoir voie de fait que si les travaux réalisés traduisent une « extinction du droit de propriété de la société Orange » et non pas seulement une atteinte grave au droit de propriété, circonstance rarement réalisée s’agissant de fourreaux ou chambres de tirages.

De ce point de vue, la Cour de cassation fait une application claire de la nouvelle définition de la voie de fait retenue par le Tribunal des conflits dans sa décision Bergoend (TC, 17 juin 2013, Monsieur Bergoend, n° C3911) ; définition que la Cour avait du reste déjà reprise dans de nombreuses décisions (Cass. 1ère Civ., 13 mars 2015, n° 14-14571 ; Cass. 3ème Civ., 11 mars 2015, n° 13-24.133 ; Cass. 1ère Civ., 18 février 2015, n° 14-13.359 ; Cass. 1ère Civ., 15 octobre 2014, n° 13-24.484 ; Cass. 1ère Civ., 13 mai 2014, n° 12-28.248).      

Ensuite, la Cour de cassation considère que des travaux de voirie, à l’occasion desquels des infrastructures de télécommunications sont affectées ne sont « pas manifestement insusceptibles d’être rattachés à un pouvoir appartenant à » la collectivité publique qui les réalise. La solution est au fond des plus logiques, non seulement parce que les incidences des travaux sur les infrastructures demeurent des incidences qui interviennent dans le cadre de l’exercice d’une compétence dévolue à la collectivité concernée, mais aussi si l’on veut bien se souvenir que l’installation des infrastructures sous la voirie demeure subordonnée à leur comptabilité avec l’affectation principale de la voirie elle-même à la circulation publique.

C’est donc le Juge administratif qui sera seul compétent pour connaître des incidents survenus lors de travaux d’aménagement de voiries ou de tous autres travaux affectant des infrastructures de télécommunications dont un opérateur privé revendique la propriété.

Pour conclure, la décision de la Cour de cassation apporte un éclaircissement bienvenu sur un sujet jusqu’ici très polémique et dont les enjeux sont pourtant importants.

Astrid BOULLAULT
Avocat à la cour