Requalification d’un bail en l’état futur d’achèvement en marché public : le Conseil d’État dans les pas du juge européen

Par une décision en date du 3 avril 2024, le Conseil d’État a confirmé un arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille, qui avait annulé un contrat de bail en l’état futur d’achèvement conclu entre un centre hospitalier, en qualité de preneur, et une société civile immobilière[1]. Le centre hospitalier avait en effet décidé de conclure, de gré à gré, un bail en l’état futur d’achèvement par la voie duquel étaient prévus « la location, à l’établissement public, de deux bâtiments existants ainsi que d’un bâtiment à construire, pour une durée de quinze ans, avec une option d’achat ». Le centre hospitalier n’avait toutefois jamais pris possession du bâtiment, considérant finalement que le contrat était illicite. Il avait alors introduit un recours tendant à l’annulation de ce contrat, d’abord rejeté par le tribunal, avant d’être accueilli au stade de l’appel. La Cour administrative d’appel avait en effet considéré que le contrat constituait en réalité un marché public de travaux, et que les versements prévus au profit du bailleur constituaient « des paiements différés », prohibés par l’ordonnance du 23 juillet 2015 alors applicable.

Le Conseil d’État suit un raisonnement similaire, avant de confirmer l’interprétation de la Cour. Pour ce faire, il commence par qualifier l’influence déterminante[2] du centre hospitalier sur le bâtiment à construire et, de façon très intéressante, en précisant que cette influence peut être qualifiée lorsqu’elle « est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs ». De façon inédite, le Conseil d’État ajoute que « les demandes de l’acheteur concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur ». Ce faisant, le Conseil d’État reprend à son compte, et au mot près, l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne[3]. Certes, le juge administratif français avait déjà repris à son compte cette approche[4]. Mais c’est la première fois que l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne est transposée de façon si claire dans la jurisprudence nationale, et surtout, reprise et confirmée par le Conseil d’État. La précision est du reste bienvenue, tant des incertitudes demeuraient jusqu’à présent quant à la qualification de marchés publics de « simples » travaux d’aménagement intérieur, notamment lorsque ceux-ci représentaient une part significative du prix payé par un pouvoir adjudicateur.

Une fois cette influence déterminante qualifiée, le Conseil d’État en déduit logiquement que le bail en l’état futur d’achèvement était bien un marché public de travaux, répondant aux besoins du centre hospitalier. Les « loyers » alors prévus au contrat devenaient bien des paiements différés par principe prohibés dans le cadre d’un marché public. Le Conseil d’État en tire alors les conséquences, comme l’avait fait la Cour au stade de l’appel : après avoir rappelé le principe issu de sa décision « Béziers I »[5],  il juge que « la clause de paiement différé mentionnée au point 6 était indivisible du reste du contrat, qu’eu égard à la nature de cette clause, le contenu du contrat présentait un caractère illicite et qu’un tel vice était de nature à justifier son annulation ».

Si le raisonnement suivi et la solution retenue ne surprennent guère, cette décision est toutefois bienvenue, car elle contribue à préciser la frontière entre certains montages contractuels conclus de gré à gré, comme celui dont il était question en l’espèce, et le champ de la commande publique.

 

[1] CAA Marseille, 27 février 2023, req. n° 21MA04312.

[2] Articles L. 1111-1 et L. 1111-2 du Code de la commande publique.

[3] CJUE, 22 avril 2021, Commission c. Autriche, n° C-537/19, paragraphe 53.

[4] CAA Nancy, 13 avril 2021, req. n° 19NC02073.

[5] CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.

Charge de la preuve de la prescription et de son point de départ

Au visa combiné des articles, 1315 al 2 devenu 1353, alinéa 2 et 2224 du Code civil, La chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que la charge de la preuve du délai de prescription et de son point de départ incombe à celui qui se prétend libéré par l’obligation. Dans cette affaire, un acquéreur d’une quote-part d’une indivision constituée par une collection de manuscrits ayant été mal informé lors de l’acquisition, assigne son conseiller en gestion de patrimoine et l’assureur de celui-ci en réparation de son préjudice.

En défense il lui est opposé une fin de non-recevoir fondée sur la prescription de son action. L’acquéreur n’ayant pas apporté la preuve de la connaissance de son dommage dans le délai quinquennal précédant l’introduction de l’instance, la Cour d’appel prononce une fin de non-recevoir. L’acquéreur se pourvoit en cassation en reprochant à la Cour d’appel d’avoir inversé la charge de la preuve.

La Cour de cassation rappelle :« en statuant ainsi, alors que la charge de la preuve du point de départ d’un délai de prescription incombe à celui qui invoque cette fin de non-recevoir, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». Cette décision se comprend facilement au regard de l’article 1353 alinéa 2 (ancien 1315) du Code civil, lequel prévoit que :

« Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver.

Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ».

La Cour de cassation fait peser la démonstration globale du point de départ et de l’écoulement du délai de prescription sur celui qui l’invoque. En l’espèce, il s’agissait bien du conseiller en patrimoine et de son assureur, lesquels avaient invoqué la fin de non-recevoir fondée sur la prescription pour se libérer de leur obligation à réparation.

Conclusion : Le plaideur qui invoque une fin de recevoir fondée sur la prescription, ne doit pas perdre de vue qu’il devra faire la preuve du point de départ de celle-ci dans le respect des dispositions des articles 2224 et 1353 du Code civil.

La proposition de loi pour le bien vieillir définitivement adoptée par le Sénat : un léger assouplissement calendaire pour la transformation des services à domicile

La proposition de loi portant mesures pour bâtir la société du bien-vieillir et de l’autonomie a été définitivement adoptée par le Sénat le 27 mars dernier après près d’un an de discussions parlementaires. Un de ses articles, l’article 8 bis, concerne la réforme des services autonomie à domicile (SAD), nouvelle catégorie unique de services à domicile créée le 30 juin 2023. Cet article vient apporter quelques assouplissements concernant les délais imposés pour la mise en œuvre de cette réforme.

Pour rappel, la loi n° 2022-1616 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 prévoit que les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ont l’obligation de se transformer en SAD mixte, c’est-à-dire en service proposant à la fois du soin et de l’aide pour les personnes accompagnées, d’ici le 30 juin 2025. Plus précisément, les SSIAD devront déposer une demande en vue de leur autorisation en qualité de SAD mixte d’ici cette date. A ce sujet, il doit être relevé que les ex-services autonomie d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD) et les SSIAD ne sont pas sur un pied d’égalité puisque ces premiers peuvent, eux, contrairement aux SSIAD, continuer à ne dispenser que des prestations d’aide et d’accompagnement à condition d’organiser une réponse aux besoins de soins des personnes avec d’autres services ou professionnels assurant une activité de soins à domicile, le cas échéant par le biais de conventions.

Dans le cadre des débats qui ont précédé l’adoption de la loi pour le bien vieillir, un amendement avait été adopté par le Sénat visant à rendre facultative la transformation des SSIAD en SAD mixte. Cet amendement était motivé par la difficulté de faire coïncider les zones d’intervention des différents services dans le cadre de la constitution d’un SAD mixte (exigence imposée depuis le décret n° 2023-608 du 13 juillet 2023 relatif aux services autonomie à domicile) et par la différence de statut des services existants (souvent associatif pour les SAAD et public pour les SSIAD) compliquant les rapprochements notamment en matière de ressources humaines. Cependant, cet amendement qui remettait en cause l’objectif de la réforme des SAD en permettant aux SSIAD de ne pas développer d’activité d’aide n’a finalement pas été retenu par les parlementaires. En revanche, le texte de loi pour le bien vieillir qui a été définitivement adopté prévoit notamment deux mesures permettant d’assouplir, dans le temps, la mise en œuvre de la réforme de 2021 :

  • D’une part, la date limite pour déposer une demande d’autorisation en tant que SAD mixte pour les SSIAD est repoussée de six mois. Ainsi, les SSIAD ont jusqu’au 30 décembre 2025 pour demander une autorisation en tant que SAD mixte ;
  • D’autre part, l’hypothèse du conventionnement transitoire est étendue à cinq ans au lieu des trois ans prévus initialement à l’article 5 du décret susvisé n° 2023-608 du 13 juillet 2023. Cette option permet aux SSIAD de mettre en œuvre la réforme en conventionnant avec un ou plusieurs SAD pendant cinq années avant de constituer une entité juridique unique entre eux à l’issue de cette période. Un point reste à éclaircir : l’article 8 bis de la loi pour le bien vieillir précise que cet aménagement transitoire peut également avoir lieu dans le cadre d’un groupement de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS) pendant cinq ans en attendant que le SAD soit constitué sous une entité juridique unique, à l’issue de cette période. Or, un GCSMS, outil juridique doté de la personnalité morale, constitue déjà une entité juridique, ce qui interroge sur l’hypothèse du GCSMS porteur de l’autorisation d’un SAD mixte.

Ces mesures permettent aux gestionnaires de SSIAD de gagner un peu de temps avant de constituer un SAD mixte, ce qui n’est pas négligeable au vu des difficultés constatées sur le terrain, notamment pour les SSIAD publics, afin de constituer une entité juridique unique dispensant de l’aide et du soin.

La loi devrait être promulguée dans les prochains jours par le Président de la République.

L’enquête préliminaire de droit commun : trois années de prolongation s’ajoutent à son délai de principe de deux ans

Loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027

Par la loi du 22 décembre 2021[1], le nouvel article 75-3 du Code de procédure pénale avait organisé un délai de deux ans, pouvant être porté à trois ans sur autorisation écrite et motivée du procureur de la République, pour le déroulé des enquêtes préliminaires de droit commun.

Récemment, la loi du 20 novembre 2023, applicable aux enquêtes commencées après le 23 décembre 2021[2], apporte quelques modifications à l’article 75-3 du Code de procédure pénale Parmi celles-ci, un nouvel alinéa 4 dispose :

« A titre exceptionnel, à l’expiration du délai de trois ans mentionné au troisième alinéa, le procureur de la République peut décider de la prolongation de l’enquête selon les modalités prévues au V de l’article 77-2 pendant une durée d’un an, renouvelable une fois par décision écrite et motivée versée au dossier de la procédure ».

Ainsi, le procureur de la République peut décider d’une nouvelle prolongation exceptionnelle d’un an, renouvelable une fois, soit une durée maximale de cinq ans d’enquête préliminaire pour les infractions de droit commun.

Concernant les infractions relevant de la criminalité et délinquance organisée[3] ou de la compétence du procureur de la République antiterroriste, le délai d’enquête préliminaire initial est fixé à trois ans et peut être prolongé une fois pour une durée maximale de deux ans sur autorisation écrite et motivée du procureur de la République, depuis la loi du 2 décembre 2021. Néanmoins, il est intéressant de noter que la prolongation exceptionnelle prévue à l’alinéa 4 de l’article 75-3 du Code de procédure pénale par la nouvelle loi du 20 novembre 2023 ne s’applique qu’aux infractions de droit commun.[4] Le délai maximal de l’enquête préliminaire est donc aujourd’hui fixé à cinq ans pour les infractions de droit commun, comme pour les autres infractions, relevant de la criminalité et délinquance organisée ou de la compétence du procureur de la République antiterroriste. Mais ce délai doit être apprécié à l’aune de son point de départ ; jusqu’à présent, l’ancien alinéa 1 de l’article 75-3 du Code de procédure pénale prévoyait que :

 « La durée d’une enquête préliminaire ne peut excéder deux ans à compter du premier acte de l’enquête, y compris si celui-ci est intervenu dans le cadre d’une enquête de flagrance ».

Ces dispositions ont été modifiées et prévoient désormais que :

« La durée d’une enquête préliminaire ne peut excéder deux ans à compter du premier acte d’audition libre, de garde à vue ou de perquisition d’une personne, y compris si cet acte est intervenu dans le cadre d’une enquête de flagrance ».

La loi ajoute ainsi une précision quant au type d’acte qui fait effectivement courir le délai de principe de l’enquête préliminaire. Toutefois, l’apport essentiel de cette évolution consiste dans le fait que ce délai concerne désormais « une personne » spécifique et ne s’apprécie donc plus de façon générale mais de façon individuelle.[5] A cet égard, « tout acte d’enquête concernant la personne ayant fait l’objet [d’une audition libre, d’une garde à vue ou d’une perquisition] intervenant après l’expiration de ces délais est nul »[6]. Cette nullité, en revanche, ne s’étend pas à un acte d’enquête qui concernerait une autre personne que le mis en cause par cet acte.

Enfin, l’article 77-2 V du Code de procédure pénale concernant l’ouverture au contradictoire des enquêtes préliminaires est également modifié par ladite loi. A ce sujet, l’accès automatique à une copie du dossier et le droit de formuler des observations est seulement ouvert à compter d’un délai de trois ans d’enquête préliminaire pour les infractions de droit commun, contre 2 ans auparavant.

 

[1] Loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire

[2] Article 60 de la loi du 20 novembre 2023

[3] Articles 706-73 et 706-73-1 du Code de procédure pénale

[4] Présentation des dispositions de droit pénal et de procédure pénale de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 applicables immédiatement, Circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces, Olivier Christen, 7 décembre 2023

[5] Idem

[6] Alinéa 3 de l’article 75-3 du Code de procédure pénale

Biens sans maître : clarification bienvenue de la compétence juridictionnelle

CE, 18 mars 2024, n° 463364

Par deux arrêts rendus le 18 mars dernier, le Conseil d’Etat a clarifié un aspect de l’épineux régime des biens sans maître, concernant le partage de compétence juridictionnelle entre le juge administratif et le juge judiciaire.

Dans la première affaire (n° 474558), le Tribunal administratif de Strasbourg avait été saisi à la suite de l’incorporation d’une parcelle non-bâtie, en juillet 2016, au sein du patrimoine de la commune de Châtenois conformément au régime des biens sans maître. La Cour administrative d’appel de Nancy avait refusé d’engager la responsabilité de la commune et rejeté la demande d’indemnisation. Pour rappel, l’article L. 1123-1 du Code général de la propriété des personnes publiques distinguent deux hypothèses dans lesquelles des biens sans propriétaire identifié peuvent être qualifié de biens sans maître :

  • Des biens qui font partie d’une succession depuis plus de 30 ans et pour lesquels aucun successible ne s’est présenté ;
  • Ou des « immeubles qui n’ont pas de propriétaire connu et pour lesquels depuis plus de trois ans les taxes foncières n’ont pas été acquittées ou ont été acquittées par un tiers».

A la suite de l’identification d’un tel bien, l’autorité administrative compétente peut engager la procédure d’incorporation selon les dispositions des articles L. 1123-2 et L. 1123-3 du Code général de la propriété des personnes publiques.

  • Soit le bien relève d’une succession ouverte depuis plus de 30 ans, la procédure d’incorporation du bien est celle prévue à l’article 713 du Code civil ;
  • Soit le bien relève de la deuxième hypothèse et sont présumés sans maître à l’issue d’une enquête de l’autorité administrative y compris auprès des services fiscaux. Il convient alors de prendre un arrêté prescrivant l’engagement de la procédure, de l’afficher sur le terrain et de le notifier aux derniers domiciles des derniers propriétaires, s’ils sont identifiés.

Si aucun propriétaire ne se manifeste dans le délai, le bien peut être incorporé dans le patrimoine de l’autorité administrative. L’arrêt commenté porte sur la compétence juridictionnelle en cas de litige à la suite de cette incorporation. En effet, les anciens propriétaires de l’immeuble ayant fait l’objet de la procédure peuvent introduire un recours indemnitaire pour obtenir réparation du préjudice qu’ils estiment avoir subi du fait de cette procédure. Le Conseil d’Etat précise que litiges indemnitaires visant à indemniser une faute commise dans la conduite de la procédure relèvent de la compétence du seul juge administratif tandis que l’indemnisation de la perte du bien sans maître relève du seul juge judiciaire :

« 4. Si relève en principe du juge administratif la demande d’indemnisation formée par la personne qui prétend être propriétaire d’un immeuble présumé sans maître à raison des fautes commises par une personne publique à l’occasion de l’incorporation de cet immeuble dans le domaine communal en application des dispositions mentionnées au point 2, les dispositions de l’article L. 2222-20 du code général de la propriété des personnes publiques, citées au point 3, impliquent que la demande tendant à l’indemnisation du préjudice né de la perte du bien lui-même, indemnisable à hauteur de la valeur de cet immeuble, relève, faute d’accord amiable, de la compétence du seul juge judiciaire ».

Par conséquent, la faute alléguée au soutien d’un recours indemnitaire déterminera le juge compétent :

  • Soit la faute alléguée a été commise au cours de la procédure rappelée ci-avant, le juge administratif pourra être saisi pour obtenir réparation du préjudice subi ;
  • Soit le préjudice résulte de la perte de la propriété du bien et il conviendra alors de saisir le juge judiciaire.

En l’espèce, la somme de 111.500 euros était demandée en réparation de la perte de la propriété du bien. En considération du principe sus-évoqué, le Conseil d’Etat a pu confirmer la décision de la Cour administrative d’appel qui refuse d’engager la responsabilité de la commune de Châtenois pour l’incorporation de la parcelle dans son patrimoine (par le biais d’une substitution de motif avec celui de l’arrêt de la CAA). Il revient donc au juge judiciaire de se prononcer sur ce type de litige.

La deuxième affaire (n° 463364) est l’occasion pour le Conseil d’Etat de rappeler que le contentieux des actes d’incorporation des biens dans le domaine communal à la suite de l’engagement d’une procédure de biens sans maître relève de la compétence de principe du juge administratif. Dans le présent contentieux, était contesté la légalité de la délibération du conseil municipal de Cannet-des-Maures décidant de l’incorporation d’une parcelle sur laquelle était édifiée une chapelle ainsi que l’arrêté constatant l’incorporation. Le Conseil d’Etat rappelle dans cette décision que le juge administratif est compétent pour connaître des contentieux portant sur la légalité des tels actes, sous réserve de devoir statuer sur le droit de propriété du bien concerné qui devra donner lieu à une question préjudicielle auprès du juge judiciaire, gardien du droit de la propriété :

« 3. La délibération que prend le conseil municipal pour incorporer dans le domaine de la commune, sur le fondement de ces dispositions du code général de la propriété des personnes publiques, les biens qui sont présumés sans maître, de même que l’arrêté du maire constatant cette incorporation à l’issue de la procédure qu’elles instituent, ont le caractère de décisions prises par une autorité administrative dans l’exercice d’une prérogative de puissance publique. Le contrôle de leur légalité relève, sous réserve de la question préjudicielle qui peut naître d’une contestation sur la propriété de la parcelle appréhendée et qui serait à renvoyer à l’autorité judiciaire, de la compétence du juge administratif ».

Trouble de jouissance causé par des travaux publics réalisés par une personne publique ayant la qualité de bailleur commercial : quel est le juge compétent pour statuer sur les demandes indemnitaires du preneur à bail ?

Par cinq arrêts très récents rendus le 2 avril 2024 et publié au Bulletin pour le premier d’entre eux, la Cour de cassation s’est prononcée sur les limites de la compétence du juge judiciaire en matière d’indemnisation du trouble de jouissance causé par des travaux publics réalisés par un bailleur commercial ayant la qualité de personne publique. En l’espèce, la ville de Paris avait donné à bail plusieurs locaux à activité de brasserie-bar, restauration traditionnelle et débits de boissons situés au sein du Théâtre du Châtelet. Afin de réaliser des travaux de rénovation, la ville de Paris avait fermé le théâtre et posé des bâches publicitaires sur ses façades, sans toutefois que ces travaux affectent les locaux commerciaux donnés à bail.

Considérant que la fermeture du théâtre, les travaux de rénovation et la pose des bâches constituaient un trouble anormal affectant leur activité, les preneurs à bail assignèrent la ville de Paris devant le juge judiciaire afin d’obtenir la réparation de la perte d’exploitation subie, la perte de valeur du fonds de commerce, ainsi que le paiement sans contrepartie de droits de voirie et de dommages-intérêts pour préjudice moral. La ville de Paris ne manqua pas de soulever l’incompétence du juge judiciaire, considérant quant à elle que le trouble allégué résultait de travaux publics réalisés en sa qualité de maître d’ouvrage public et non en sa qualité de bailleur commercial. Pour infirmer le jugement de première instance et retenir la compétence du juge judiciaire, la Cour d’appel de Paris s’était alors rattachée au fondement invoqué par les preneurs, à savoir l’article 1719 du Code civil relatif à l’obligation de jouissance paisible du bailleur.

La ville de Paris s’est donc pourvue en cassation en reprochant à la Cour d’appel de Paris de ne pas avoir tranché la question de fond tendant à savoir si les dommages subis étaient imputables à une faute commise en sa qualité de bailleur ou en sa qualité de maître d’ouvrage public. Revenant à l’orthodoxie des termes de la loi des 16-24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a estimé dans un attendu de principe qu’ « il appartient au juge judiciaire saisi d’une exception d’incompétence de déterminer, indépendamment du fondement juridique invoqué, si les demandes indemnitaires qui lui sont soumises tendent à la réparation de dommages causés par des travaux publics ou se rattachent à un fait générateur distinct de ces travaux public ».

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris a donc été cassé et l’affaire a été renvoyée devant la même Cour autrement composée. La Cour de cassation rappelle ainsi que seul le juge administratif est compétent pour connaître des actions en réparation d’un dommage causé par des travaux publics indépendamment du fondement juridique invoqué par les parties et de l’existence d’un bail commercial liant le maître d’ouvrage public et la victime. La seule question qu’il convient de trancher est donc celle de savoir si les dommages allégués sont imputables, ou non, à des travaux publics.

Dans la positive, seul le juge administratif sera compétent.

Précisions sur la mise à disposition à titre gratuit d’un local affecté à un service public communal pour l’exercice d’un culte

Par une décision en date du 18 mars 2024 publiée au Recueil Lebon, le Conseil d’État a précisé que la mise à disposition à titre gratuit d’un local affecté à un service public communal pour l’exercice d’un culte ne constitue pas nécessairement une libéralité consentie par la commune à l’association bénéficiaire.

Pour rappel, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État garantit le libre exercice des cultes. Néanmoins, des restrictions y sont apportées dans l’intérêt de l’ordre public. L’article 2 de la loi de 1905 dispose en effet que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Ce même article précise que toutes les dépenses relatives à l’exercice des cultes sont supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes. L’article 19 de cette même loi interdit aux associations formées pour subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice d’un culte, de recevoir des subventions de l’État, des départements ou des communes, à l’exception des sommes allouées pour les réparations des édifices cultuels, classés ou non monuments historiques.

Reprenant sa précédente décision : commune de Valbonne en date du 7 mars 2019 (CE, 7 mars 2019, n° 417629), le Conseil d’État indique que l’article L. 2144-3 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) permet à une commune, en tenant compte des nécessités de l’administration des propriétés communales, du fonctionnement des services et du maintien de l’ordre public « d’autoriser, dans le respect du principe de neutralité à l’égard des cultes et du principe d’égalité, l’utilisation, par une association pour l’exercice d’un culte, d’un local communal […], à l’exclusion de toute mise à disposition exclusive et pérenne, dès lors que les conditions financières de cette autorisation excluent toute libéralité et, par suite, toute aide à un culte. Une commune ne peut rejeter une demande d’utilisation d’un tel local au seul motif que cette demande lui est adressée par une association dans le but d’exercer un culte. ».

C’est ainsi que, lorsqu’il y a une mise à disposition d’un local communal pour l’exercice d’un culte, le conseil municipal doit déterminer le montant d’une contribution que lui doit l’association à raison de l’utilisation de ce local dans le respect du principe d’égalité, de telle façon qu’il ne soit pas constitutif d’une libéralité. Or le Conseil d’État précise, dans sa décision du 18 mars 2024, que l’existence d’une libéralité ne saurait résulter du simple fait que le local est mis à disposition gratuitement, mais est appréciée « compte tenu de la durée et des conditions d’utilisation du local communal, de l’ampleur de l’avantage éventuellement consenti et, le cas échéant, des motifs d’intérêt général justifiant la décision de la commune ».

Ainsi, la gratuité n’est pas nécessairement constitutive d’une libéralité, prohibée par la loi du 9 décembre 1905, celle-ci devant s’apprécier au regard des critères fixés par la Haute juridiction, à savoir la durée, les conditions d’utilisation du local, l’ampleur de l’avantage éventuellement consenti, les motifs d’intérêt général justifiant cette décision le cas échéant. Le Conseil d’État a, dans cette affaire, annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille (CAA Marseille, 19 décembre 2022, n° 21MA01455) qui avait annulé l’arrêté du 13 juin 2018 pris par le maire de Nice autorisant une association à occuper à titre gratuit un théâtre municipal le vendredi 15 juin 2018 pendant quatre heures pour y célébrer une fête musulmane.

La Cour administrative d’appel de Marseille avait considéré l’arrêté illégal en se fondant sur les dispositions de l’article L. 2125-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) aux termes desquelles :

« Toute occupation ou utilisation du domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 donne lieu au paiement d’une redevance. […] l’autorisation d’occupation ou d’utilisation du domaine public peut être délivrée gratuitement aux associations à but non lucratif qui concourent à la satisfaction d’un intérêt général ».

Elle avait plus précisément estimé que l’association ne pouvait être regardée comme concourant à la satisfaction d’un intérêt général visé à cet article, condition d’une autorisation d’occupation ou d’utilisation du domaine public délivrée à titre gratuit aux associations à but non lucratif. Or le Conseil d’État a jugé que le seul fondement applicable était celui de l’article L. 2144-3 du CGCT, précisant que cet article dérogeait aux dispositions, générales, de l’article L. 2125-1 précitées du CGPPP. Il a ajouté que la Cour ne pouvait pas déduire, du seul fait que le local communal avait été mis à sa disposition gratuitement, que la commune aurait consenti une libéralité en faveur d’un culte, prohibée par les dispositions de la loi du 9 décembre 1905. Il a ainsi annulé l’arrêt et renvoyé l’affaire devant la Cour, à qui il reviendra donc d’appliquer les critères fixés dans la décision commentée, afin de déterminer si, en l’espèce, la mise à disposition à titre gratuit était ou non constitutive d’une libéralité.

Les précisions jurisprudentielles à venir sur l’application de ces critères seront les bienvenues afin de permettre aux communes d’apprécier, à l’avenir, la légalité d’une mise à disposition gratuite de leurs locaux affectés aux services publics, visés à l’article L. 2144-3 du CGCT.

Publication de la loi du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux : quels apports en matière de protection des élus dans le cadre de leur mandat ?

La loi n° 2024-247 du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux est parue au Journal officiel du 22 mars dernier.

Au-delà de la consolidation de l’arsenal répressif afin de sanctionner les violences dont peuvent être victimes les élus à l’occasion de l’exercice de leur mandat (voir sur ce point notre autre brève sur le sujet) notre cette loi modifie les conditions de prise en charge des élus dans le cadre de la protection fonctionnelle et renforce la prise en compte des mandats électifs locaux par les acteurs judiciaires et étatiques.

En premier lieu, la loi du 21 mars 2024 modifie les modalités d’octroi de la protection fonctionnelle lorsque les élus sont victimes d’infractions. A ce titre, la loi rend automatique – c’est-à-dire sans décision préalable du conseil municipal – l’octroi de la protection fonctionnelle aux maires et aux adjoints ou anciens maires ou adjoints victimes de violences, de menaces ou d’outrages qui en font la demande. L’octroi automatique de la protection fonctionnelle s’appliquera également aux présidents et vice-présidents des conseils régionaux et départementaux, aux conseillers ayant reçu délégation ainsi qu’à leurs anciens élus. La loi précise, d’une part, que la protection fonctionnelle comprend les restes à charge et les dépassements d’honoraires médicaux et psychologiques engagés par les élus victimes et affirme, d’autre part, que les dépenses de protection fonctionnelle présentent le caractère de dépenses obligatoires pour les collectivités.

La loi met par ailleurs expressément à la charge de l’État la protection fonctionnelle des maires ou élus municipaux ayant reçu délégation, victimes de violences, menaces ou d’outrages lorsqu’ils agissent en tant qu’agent de l’État (par exemple comme officier d’état civil ou officier de police judiciaire). Une disposition du texte élargit également la protection fonctionnelle de l’État aux candidats aux élections et prévoit, sous certaines conditions, le remboursement par l’État des frais de sécurisation engagés par les candidats pendant la campagne électorale en cas de menace avérée (l’intervention d’un décret est prévue sur ce point).

Enfin, face à la difficulté des candidats et des élus à assurer les permanences électorales ou la tenue des lieux accueillant des réunions électorales, la loi opère une modification du Code des assurances. Les intéressés pourront dorénavant saisir le bureau central de la tarification (BCT) en cas de refus d’assurer leurs permanences par au moins deux compagnies d’assurance. Notons toutefois que ces dispositions ne seront applicables qu’à partir du 22 mars 2025, soit un an avant les élections municipales.

En second lieu, la loi du 21 mars 2024 prévoit des mesures tendant à renforcer la prise en compte des réalités des mandats électifs locaux par les acteurs judiciaires et étatiques. A cet égard, les nouvelles dispositions renforcent l’information du maire quant aux suites judiciaires données aux infractions constatées sur son territoire et prévoient la signature de conventions entre associations d’élus locaux, préfets et procureurs sur le traitement judiciaire des infractions commises contre des élus.

Par ailleurs, la loi prévoit que les procureurs de la République pourront désormais communiquer, dans un espace réservé dans les bulletins municipaux, sur les affaires en lien avec la commune.

En outre, de nouvelles dispositions prévoient un dépaysement des affaires mettant en cause un maire ou un adjoint au maire dans l’exercice de leur mandat. Cette procédure conduit concrètement à dessaisir le tribunal normalement compétent afin de renvoyer l’affaire auprès d’une autre juridiction – étant observé que ce privilège de juridiction, qui avait été supprimé en 1993, n’est pas de droit en ce sens qu’il constitue une simple faculté pour le procureur de la République.

Loi du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des élus : un pas de plus dans la prise en charge des signalements et plaintes des élus victimes d’agression

Face à la recrudescence inquiétante des agressions commises à l’encontre des élus locaux – qu’elles prennent la forme de violences volontaires, de menaces, d’injures ou encore de harcèlement moral –, la réponse du législateur se devait ferme pour espérer être dissuasive.

En juillet 2023, un plan national de prévention et de lutte contre les violences faites aux élus, structuré autour de quatre grands axes destinés à renforcer la sécurité et la protection des édiles, avait été présenté par le Gouvernement. La loi n° 2024-247 en date du 21 mars 2024 constitue la traduction juridique des mesures proposées. Parmi celles-ci, un renforcement et une aggravation de l’arsenal répressif existant sont prévus. Ainsi, les violences volontaires commises à l’encontre des élus locaux ou nationaux – et même sur d’anciens élus dans la limite de six années après la fin de leur mandat – ou leurs proches seront sanctionnées comme les violences sur les forces de l’ordre. En cas d’injure, d’outrage ou de diffamation publique proférée contre des élus, une peine de travail d’intérêt général permettant d’associer et de sensibiliser les auteurs de ces infractions à la chose publique pourra désormais être prononcée.

Par ailleurs, la qualité d’élu devient une circonstance aggravante du délit de harcèlement moral – y compris en matière de cyberharcèlement – et de l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui lorsqu’il vise un candidat pendant une campagne électorale. Reste à espérer que la vie publique locale qui connaît une pénalisation croissante fera également l’objet d’une protection par le juge judiciaire.

La fraude corrompt tout… et le juge ne s’en rend pas complice : un permis de construire obtenu par fraude n’est pas régularisable

Dans sa décision n° 464257 en date du 11 mars 2024, le Conseil d’Etat vient préciser que le juge ne peut pas régulariser un vice entachant un permis obtenu par fraude.

Dans l’affaire en cause, un particulier avait sollicité un permis de construire une maison d’habitation en R+1 en lieu et place d ‘un garage existant qui servait stocker du mobilier. Le PLU de la commune prévoyait que les constructions devaient être implantées à une distance des limites séparatives au moins égale à six mètres. Cependant, une exception était réservée dans le PLU pour les surélévations de constructions existantes légalement autorisées.

Le pétitionnaire, qui souhaitait construire à 1,57 mètres de la limite séparative, s’était prévalu de cette exception, en faisant valoir que la construction surélevait un abri accolé au garage. Toutefois, devant le Tribunal administratif, statuant en premier et dernier ressort en vertu de l’article R. 811-1-1 du CJA, il a été constaté que l’abri en question était en réalité une ruine, dont les murs étaient effondrés et qui n’avait plus de toiture. Le Tribunal en a déduit que l’exception aux règles de distances ne pouvait s’appliquer dès lors que la construction autorisée ne consistait pas en une surélévation d’une construction existante. Un pourvoi en cassation a été formé devant le Conseil d’Etat. Il était reproché au juge du fond de ne pas avoir mis en œuvre les mécanismes de régularisation.

Pour rappel, l’article L. 600-5 du Code de l’urbanisme permet au juge administratif, saisi d’un recours en annulation d’une autorisation d’urbanisme de procéder à son annulation partielle et prévoir sa régularisation après l’instance tandis que l’article L. 600-5-1 du même Code permet de régulariser l’autorisation d’urbanisme en cours d’instance à la suite d’un sursis à statuer. En l’espèce, après avoir rappelé les dispositions des articles L. 600-5 (annulation partielle) et L. 600-5-1 (sursis à statuer en vue d’une régularisation), le Conseil d’Etat estime :

« 7. Toutefois, le juge ne peut faire application de ces dispositions lorsque l’autorisation d’urbanisme dont il est saisi a été obtenue par fraude ».

En effet, en droit, la fraude consiste en des manœuvres de nature à tromper l’administration sur la réalité du projet dans le but d’échapper à l’application d’une règle d’urbanisme. Lorsqu’est en cause une fraude par fausse déclaration, elle nécessite donc la réunion d’un élément matériel (la communication d’informations erronées pour obtenir un avantage alors qu’il ne remplit pas les conditions pour l’obtenir) et un élément intentionnel (la volonté délibérée de tromper l’administration).

En l’espèce, dès lors que le pétitionnaire ne pouvait ignorer que l’abri était en ruine, il a été jugé qu’il a sciemment induit en erreur la commune en le présentant comme une construction existante, les éléments de la fraude étaient donc réunis :

« 9. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la construction autorisée par le permis de construire était implantée à moins de six mètres de la limite séparative et que le pétitionnaire se prévalait, au soutien de cette implantation dérogatoire, d’une construction existante. Pour juger que le permis méconnaissait la règle énoncée au point 8, le tribunal administratif s’est fondé, par des motifs non contestés en cassation, sur ce que l’appentis en cause, accolé au garage, était en réalité en ruines et ne pouvait, de ce fait, être qualifié de construction existante. Il a également jugé, par des motifs non davantage contestés, que l’auteur de la demande de permis, qui ne pouvait ignorer cet état de fait, avait sciemment induit la commune en erreur en présentant cet appentis comme un bâtiment existant sur les plans joints à sa demande, ainsi qu’en omettant de joindre au reportage photographique qu’il avait annexé à cette demande une photographie de la façade nord du garage, à laquelle était adossée l’appentis en ruine, commettant ainsi une fraude afin de bénéficier d’une règle d’urbanisme plus favorable. Il résulte de ce qui a été dit au point 7 qu’en s’abstenant, dans ces circonstances, de mettre en œuvre les dispositions de l’article L. 600-5-1 du code de l’urbanisme, le tribunal administratif n’a pas méconnu son office, ni commis d’erreur de droit ».

Ce faisant, le Conseil d’Etat confirme une solution déjà été adoptée par plusieurs juges du fond (CAA Lyon 12 octobre 2021, M. Farre, n° 20LY03430 ; CAA Marseille, 30 novembre 2023, Mme Gay, n° 22MA02534 ; CAA Nancy 27 décembre 2023, M. Humbert, n° 20NC1144).

Enfin, étant donné la nature du vice, c’est l’annulation totale du permis qui est confirmée : il appartiendra alors au pétitionnaire de présenter une nouvelle demande de permis.

Pas de CDIsation tacite dans la fonction publique territoriale

Un CDD conclu pour une durée qui conduit, en cours d’exécution du contrat, à dépasser la durée maximale d’emploi de six années, ne se transforme pas tacitement en CDI.

Sous l’empire de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, si l’autorité concédante souhaitait poursuivre la relation contractuelle avec l’agent alors même que la durée totale des CDD successifs excédait six années de service, elle ne pouvait le faire que par une décision expresse et par la voie du CDI. La méconnaissance de ces dispositions, conduisant en cours d’exécution du contrat à dépasser la durée maximale de six ans, n’entrainait pas transformation tacite du CDD en CDI (C.E, 30 septembre 2015, « Courtois », n° 374015).

L’état du droit était établi mais l’adoption et l’entrée en vigueur du Code général de la fonction publique (CGFP) ont fait ressurgir cette interrogation au sujet des agents contractuels de la fonction publique territoriale. En effet, les dispositions dudit Code prévoient, tant pour la fonction publique de l’Etat (article L. 332-4 du CGFP) que pour la fonction publique hospitalière (article L. 332-17 du CGFP) que « lorsque les services accomplis atteignent la durée de six ans avant l’échéance du contrat en cours, celui-ci est réputé être conclu à durée indéterminée ». En d’autres termes, les CDD des agents relevant de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique de l’Etat peuvent se transformer tacitement en CDI.

Mais s’agissant des agents contractuels de la fonction publique territoriale, l’article L. 332-11 du CGFP a seulement envisagé l’hypothèse d’un accord mutuel entre les parties en prévoyant que ces dernières « peuvent, d’un commun accord, conclure un nouveau contrat à durée indéterminée ». Ainsi, et contrairement aux autres fonctions publiques, le CGFP n’avait ni admis, ni interdit, la transformation du CDD, durant son exécution, en CDI. Par la décision commentée, le Conseil d’Etat est donc venu apporter une clarification bienvenue :

« Dans l’hypothèse où ces conditions d’ancienneté sont remplies par un agent territorial avant l’échéance du contrat, celui-ci ne se trouve pas tacitement transformé en contrat à durée indéterminée. Dans un tel cas, les parties ont la faculté de conclure d’un commun accord un nouveau contrat, à durée indéterminée, sans attendre cette échéance. Elles n’ont en revanche pas l’obligation de procéder à une telle transformation de la nature du contrat, ni de procéder à son renouvellement à son échéance ».

Cette décision emporte ainsi une double conséquence :

  • Durant l’exécution du contrat, le CDD d’un agent de la fonction publique territoriale ne pourra se transformer en CDI que par une décision expresse qui pourra, si les parties le souhaitent, intervenir avant l’échéance du CDD. Il n’y a donc pas de CDIsation tacite pour les agents contractuels de la fonction publique territoriale ;
  • Au terme du CDD, la collectivité n’est pas tenue de procéder à la transformation du contrat, ni de procéder à son renouvellement.

Cette décision offre un nouvel exemple du maniement précautionneux de la transformation du CDD en CDI par le Conseil d’Etat, qui refuse « avec constance d’envisager, en l’absence de texte, la requalification d’un CDD en CDI » (pour reprendre les termes du Rapporteur Public Vincent Daumas dans ses conclusions sous la décision « Courtois » précitée). Ce contrôle de la pérennisation des contrats est d’abord guidé par un principe cardinal du droit de la fonction publique selon lequel les emplois permanents ne peuvent être pourvus que par des fonctionnaires, le recours aux agents contractuels ne pouvant qu’être exceptionnel.

En outre, cette spécificité du régime applicable aux agents de la fonction publique territoriale repose sans doute sur la volonté de « préserver la libre administration des collectivités territoriales qui s’exprime y compris en matière de recrutement et de gestion du personnel » comme le suggère la Rapporteure Publique, Marie-Gabrielle MERLOZ dans ses conclusions.  Attention, il n’en demeure pas moins que l’agent pourra toujours emprunter la voie indemnitaire pour obtenir réparation des préjudices qu’il estime avoir subis lors de l’interruption de la relation contractuelle (C.E, 20 mars 2017, Benmessahel, n° 392792).

Une demande de protection fonctionnelle n’est pas un document administratif communicable

Dans une décision en date du 11 mars 2024, le Conseil d’Etat a jugé que la communication d’une demande de protection fonctionnelle porte, par elle-même, préjudice à la personne qui a formulé cette demande et doit donc, dans tous les cas, être refusée.

En principe, toute personne a le droit à la communication des documents administratifs détenus par les personnes publiques. Néanmoins, afin de protéger la sensibilité de certaines informations, l’article L. 311-6 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) énumère les hypothèses dans lesquelles les documents ne sont communicables qu’à l’intéressé. Tel est le cas des documents « faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice ». L’Administration doit alors, sous le contrôle du juge, procéder à un examen au cas par cas des circonstances de l’espèce afin de déterminer si le document sollicité peut être communiqué à un tiers sans porter préjudice à la personne intéressée.

Par exception à cette règle de l’appréciation in concreto, il existe des cas dans lesquels, par principe, le document communiqué porte préjudice à la personne intéressée. L’Administration est alors tenue d’en refuser la communication. Le Conseil d’Etat a par exemple jugé ainsi que les éléments permettant d’identifier les soignants lors de la communication d’une copie du registre de contention et d’isolement d’un centre hospitalier doivent être occultés « afin d’éviter que la divulgation d’informations les concernant puisse leur porter préjudice » (CE, 8 février 2023, Centre Hospitalier de l’arrondissement de Montreuil-sur-Mer », n° 455887).

Avec l’arrêt en date du 11 mars 2024, c’est aujourd’hui également le cas de la demande de protection fonctionnelle : «lLa divulgation à un tiers d’une telle demande doit être regardée comme étant, par elle-même et quel que soit son contenu, susceptible de porter préjudice à son auteur, qui a seul qualité de personne intéressée au sens des mêmes dispositions ». Refuser la communication de la demande de protection fonctionnelle est donc de principe (et de rigueur !).

En retenant cette solution jurisprudentielle, le Conseil d’Etat vient frapper du sceau de la confidentialité la demande de protection fonctionnelle en tenant compte « à la fois de la signification de la protection fonctionnelle et des conditions dans lesquelles elle peut être demandée », pour parler comme le Rapporteur Public Laurent Domingo, dont les conclusions sont particulièrement éclairantes quant aux motifs fondant l’arrêt commenté. Laurent Domingo nous rappelle d’abord ainsi que la demande de protection fonctionnelle ne concerne que l’agent et son administration et n’a donc pas vocation à intéresser un tiers. Il précise également que le dispositif consacré à l’article L. 135-6 du Code général de la fonction publique (CGFP), permettant de recueillir les signalements d’agents doit garantir la confidentialité de l’identité de l’auteur du signalement. La cohérence commande donc d’assurer cette même garantie aux auteurs de demande de protection fonctionnelle. Laurent Domingo ajoute enfin (et surtout) que « la confidentialité de la demande est une protection » afin de contribuer à libérer la parole des agents victimes et de s’assurer qu’ils ne soient pas inquiétés par leur propre demande.

L’arrêt commenté a également le mérite de nous rappeler que « les documents, quelle que soit leur nature, qui se rattachent à la fonction juridictionnelle n’ont pas le caractère de documents administratifs » communicables à l’instar des plaintes qui constituent la première étape de la procédure pénale (CE, 5 mars 2018, n° 401933). Le requérant ne pouvait donc, en l’espèce, ni obtenir la communication des demandes de protection fonctionnelle adressées au directeur-adjoint de l’Etablissement national des invalides de la Marine (ENIM), ni obtenir la communication de la plainte pénale déposée par une agente ainsi que tous les documents en possession de l’ENIM relatifs à cette plainte.

La solution ici retenue s’inscrit dans le courant jurisprudentiel protecteur des auteurs de signalements ; qu’il s’agisse, comme ici, de l’agent auteur de la demande de protection fonctionnelle, ou qu’il s’agisse de l’agent dont le témoignage, anonymisé en cas de « risque avéré de préjudice » a été recueilli dans le cadre d’un rapport d’inspection (CE, 22 décembre 2023, n° 462455). On notera que le principe de la confidentialité de la demande de protection fonctionnelle sera susceptible d’entrer en contradiction avec le droit à la communication des éléments du dossier dans le cadre d’une procédure disciplinaire. En effet, il n’est pas exclu que puisse se glisser, dans le dossier administratif, la demande de protection fonctionnelle à l’origine des poursuites disciplinaires. Avec les conséquences que l’on sait. L’attention est donc de mise (lors de la constitution du dossier).

La régularisation d’un permis de construire s’apprécie en prenant en compte la possibilité de revoir l’économie générale du projet et non le seul projet existant

Le maire de Nouméa a délivré à la SCI Fly 2018 un permis de construire autorisant la rénovation d’une maison d’habitation, ainsi que la création d’une piscine, d’un vestiaire et d’un débarras. Cet équipement étant destiné à un usage privatif mais aussi à accueillir des enfants pour des cours d’apprentissage de la natation. Après avoir relevé que le projet autorisé ne satisfaisait pas aux exigences de nombre de places de stationnement minimales correspondant aux besoins de la construction, la Cour administrative d’appel de Paris a écarté la possibilité de régulariser ce vice en application de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme ou de prononcer une annulation partielle en application de l’article L. 600-5 du même Code.

Dans son avis « M » du 2 octobre 2020, le Conseil d’Etat avait énoncé qu’un : « vice entachant le bien-fondé d’une autorisation d’urbanisme est susceptible d’être régularisé, même si cette régularisation implique de revoir l’économie générale du projet en cause dès lors que les règles d’urbanisme en vigueur à la date à laquelle le juge statue permettent une mesure de régularisation qui n’implique pas d’apporter à ce projet un bouleversement tel qu’il en changerait la nature même » (CE, Section, avis, 2 octobre 2020, M., n° 438318).

Il est fait application de ce principe dans la décision commentée. Le Conseil d’Etat a en effet jugé que la Cour administrative d’appel de Paris a commis une erreur de droit en retenant que la possibilité de créer des places supplémentaires sur le terrain d’assiette du projet n’apparaissait pas envisageable compte tenu de la taille du terrain et de la nécessité d’y prévoir des espaces plantés. La Cour aurait dû, comme l’explique le Rapporteur Public Laurent Domingo, rechercher si la SCI Fly 2018 était susceptible « de faire évoluer son projet, et par exemple abandonner son idée de dispenser des cours de natation. Ce qui, évidemment, changerait tout en termes de stationnement ».

La Cour avait également refusé de faire droit à la demande de régularisation au motif que la commune de Nouméa n’apportait pas de précisions sur la possibilité de réaliser des places de stationnement dans l’environnement immédiat de la construction, comme l’autorisaient les dispositions du PLU applicables à la date de l’arrêt de la Cour. Ce faisant, la Cour a « quasiment procédé à l’instruction d’une demande de permis modificatif » (pour parler comme Laurent Domingo). Elle est sanctionnée par le Conseil d’Etat qui juge qu’« en exigeant qu’une telle possibilité soit établie devant elle dès ce stade de la procédure, alors qu’une telle analyse suppose de prendre en compte les évolutions susceptibles d’être apportées au projet et la recherche, le cas échéant, d’accords de tiers pour assurer un stationnement dans l’environnement du projet, elle a également commis une erreur de droit ».

Les principes retenus ici par le Conseil d’Etat ont le mérite de placer chacun des acteurs du contentieux de l’urbanisme face à ses responsabilités :

  • Le juge administratif qui se prononce sur l’application des règles de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme et sursoit à statuer ;
  • Le pétitionnaire qui est libre d’adapter (ou non) son projet ;
  • Le service instructeur qui peut toujours s’opposer (ou non) à la nouvelle demande ;
  • Une nouvelle fois le juge administratif qui pourra être amené à statuer sur le permis de construire modificatif (PCM) et sur le permis de construire initial, le cas échéant régularisé.

Responsabilité délictuelle du syndic : quitus donné au syndic ne fait pas obstacle à l’action individuelle du copropriétaire

Par un arrêt en date du 29 février 2024, la Cour de cassation a jugé que le vote d’un copropriétaire en faveur d’une résolution de l’assemblée générale d’un syndicat des copropriétaires, donnant quitus au syndic, ne lui interdisait pas de rechercher la responsabilité délictuelle de ce dernier.

De jurisprudence constante, il est reconnu au copropriétaire, qui n’a pas de lien de droit avec le syndic, la possibilité de se prévaloir de la faute commise par celui-ci dans l’exercice de son mandat (Cass. Civ., 3e, 6 mars 1991, pourvoi n° 89-18.758). Il était également admis par les juges du fond que, si le quitus donné au syndic faisait obstacle à l’action du syndicat des copropriétaires en réparation des dommages causés par des manquements connus imputables au syndic, le quitus n’empêchait pas l’action individuelle d’un copropriétaire à l’encontre du syndic tendant à la réparation d’un préjudice personnel.

Dans l’espèce présentée à la Haute Cour, le copropriétaire avait intenté, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, une action à l’encontre du syndic après avoir participé au vote donnant quitus à celui-ci pour sa gestion. Le syndic s’était pourvu en cassation en invoquant notamment qu’il résultait des procès-verbaux d’assemblée générale de la copropriété que les désordres, qui servaient de fondement à l’action individuelle du copropriétaire, avaient été portés à la connaissance de ce dernier, d’une part, et qu’il avait voté en faveur du quitus, d’autre part. La Cour de cassation a rappelé que, si le copropriétaire qui vote en faveur d’une résolution de l’assemblée générale des copropriétaires donnant quitus au syndic n’est pas recevable à demander l’annulation de cette résolution, en application des dispositions prévues à l’article 42, alinéa 2 de la loi 65-55 du 10 juillet 1965, il peut toujours « rechercher la responsabilité délictuelle du syndic pour obtenir réparation d’un préjudice personnel né de sa faute ».

Cette décision de la Cour de cassation s’explique par un raisonnement en trois temps.

Dans un premier temps, il résulte des dispositions particulières du droit de la copropriété que le vote favorable d’un copropriétaire à un projet de résolution de l’assemblée générale n’a pour seule conséquence que d’entraîner l’irrecevabilité de son action tendant à en demander l’annulation (article 42 précité) et, dans ce cas d’un vote d’approbation des comptes du syndicat par l’assemblée générale, ne constitue pas une de compte individuel par chacun des copropriétaires (article 45-1 du décret n° 67-223).

Dans un second temps, la Cour de cassation a fait une application classique du principe de l’effet relatif en droit des contrats (article 1199 du Code civil). La relation contractuelle ne liant que le syndicat au syndic, seul le premier peut donner quitus au second. Le vote d’un copropriétaire, tiers à la convention, ne saurait avoir valeur de quitus pour le syndic.

Enfin, dans un troisième et dernier temps, le vote du copropriétaire en faveur du quitus ne peut pas en s’analyser en une renonciation explicite et non équivoque du copropriétaire à agir à titre personnel.

Restructuration : le transfert obligatoire des salariés peut s’organiser même en l’absence de transfert du personnel encadrant

De nombreuses entreprises et acteurs de l’action publique (associations, offices publics de l’habitat, etc.) sont confrontés à la question du sort de leur personnel attaché à l’exploitation d’une activité reprise par une autre entité. Tel peut notamment être le cas dans l’hypothèse de la fin d’une activité précédemment exercée dans le cadre d’un marché public qui a été attribué à une nouvelle entité. Tel peut, encore, être le cas en matière de fusion-absorption, de résiliation de contrat de location-gérance, etc. A cet égard, l’article L. 1224-1 du Code du travail, tel qu’interprété par la chambre sociale de la Cour de cassation, prévoit une obligation de reprise du personnel par l’entité cessionnaire de l’activité en cas de transfert d’une entité économique autonome. Selon la Haute juridiction, l’entité économique autonome est un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels et/ou incorporels permettant l’exercice d’une activité poursuivant un objectif propre (Cass. Soc., 23 octobre 2007 n° 06-45.289). Derrière cette définition abstraite se cache, en réalité, des questions concrètes.

Ainsi, dès lors qu’une entreprise :

  • choisit de poursuivre une activité identifiée à laquelle est spécifiquement affecté un personnel propre nécessaire à son exploitation ;
  • et qu’elle reprend les éléments d’actifs corporels ou incorporels nécessaires à sa poursuite sans changement significatif des moyens d’exploitation ;
  • il y a lieu de reprendre l’intégralité des contrats de travail affectés à cette activité.

En pratique, des débats peuvent avoir lieu à l’égard des éléments et du personnel nécessaires à l’exploitation de l’activité. En effet, dès lors que le cessionnaire reprend une activité dépourvue d’éléments d’actifs ou de personnel spécifiquement dédié à celle-ci, il y a lieu, selon la Cour de cassation, d’écarter l’application de l’article L. 1224-1 du Code du travail. Dans l’arrêt ci-commenté rendu le 31 janvier 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation a eu à trancher une problématique similaire[1] : L’absence de totale de personnel encadrant relatif à l’activité transférée suffit elle à écarter l’obligation de reprise du personnel issue de l’article L. 1224-1 du code du travail ?

En l’espèce, le nouvel attributaire d’un marché de prestations de service (activité de chargement et de déchargement de colis) n’avait pas repris les salariés de l’ancien prestataire attachés à cette activité. L’un des salariés de l’ancien prestataire a saisi la formation de référé du conseil de prud’hommes pour le paiement de diverses sommes, en dirigeant son action contre les sociétés entrante et sortante. A hauteur d’appel, les juges du fond ont considéré que la société sortante était restée l’employeur du salarié. Ils expliquaient, à cet égard, que l’absence totale d’équipe d’encadrement dédiée à l’activité ne permettait pas de caractériser l’existence d’une entité économique autonome. L’article L 1224-1 du Code du travail ne pouvait donc pas, selon elle, trouver application. La Cour d’appel s’était notamment appuyée sur le contrat entre l’ancien prestataire et l’attributaire du marché qui stipulait : « le prestataire s’engage à assurer un encadrement et une surveillance efficaces ». L’ancien prestataire soulignait également dans ses propres conclusions que « cet encadrement était nécessaire à la bonne exécution de la prestation ».

La Cour de cassation n’a pas suivi le raisonnement de la Cour d’appel. Dans un premier temps, celle-ci a rappelé que la seule perte d’un marché n’emportait pas, en elle-même, le transfert d’une entité économique autonome. Puis elle a souligné que l’absence de transfert de personnel encadrant était insuffisante à écarter un tel transfert dès lors que la Cour d’appel avait constaté :

 « que la société entrante avait repris le marché de prestations confié à la société sortante et poursuivi, dans les mêmes locaux et avec les mêmes équipements, la même activité à laquelle étaient affectés quatorze salariés manutentionnaires, en sorte qu’il y avait transfert d’éléments corporels et incorporels significatifs nécessaires à l’exploitation ».

 Pour la chambre sociale de la Cour de cassation, donc, l’absence de personnel encadrant n’est pas une condition suffisante à écarter l’obligation de reprise du personnel issue de l’article L. 1224-1 du Code du travail, dès lors que l’activité transférée se voyait doté :

  • d’un personnel spécifiquement affecté à son exploitation ;
  • d’actifs corporels et incorporels nécessaires à son exploitation.

_______

[1] Cass. Soc., 31 janvier 2024, n° 21-25.273

Une offre de renouvellement à des clauses différentes vaut refus de renouvellement

La 3ème chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 11 janvier 2024 (Cass. Civ., 3e, 11 janvier 2024, FS-B, n° 22-20.872) un arrêt important en matière de congé avec offre de renouvellement. En l’espèce, une bailleresse avait consenti le 15 janvier 1999 un bail commercial à ses locataires pour un usage de restaurant. Le 29 avril 2016, la bailleresse a signifié à ses locataires un congé avec offre de renouvellement subordonnée, notamment, à la modification de la contenance des lieux loués et à des obligations d’entretien des locataires.

Les locataires ont restitué les lieux et ont assigné la bailleresse en paiement d’une indemnité d’éviction.

Pour rejeter la demande en paiement d’une indemnité d’éviction des locataires, la Cour d’appel a relevé que les modifications auxquelles la bailleresse entendait subordonner l’offre de renouvellement ne pouvait s’inscrire valablement dans le cadre d’un congé avec offre de renouvellement. Néanmoins les juges du fond ont considéré que le congé exprimait une offre de régularisation d’un nouveau bail, de sorte qu’il ne pouvait s’analyser en un congé sans offre de renouvellement. Ce n’est pas la position de la Cour de cassation qui a cassé et annulé la décision des juges du fond au visa des articles 1103 du Code civil et des articles L. 145-8 et L. 145-9 du Code de commerce.

La Cour de cassation a d’une part rappelé qu’il résultait de ces textes, qu’à défaut de convention contraire, le renouvellement du bail commercial s’opérait aux clauses et conditions du bail venu à expiration, sauf le pouvoir reconnu au juge en matière de fixation de prix. La Cour de cassation a d’autre part rappelé qu’un congé est un acte unilatéral qui met fin au bail par la seule manifestation de volonté de celui qui l’a délivré. Qu’il s’en déduisait ainsi « qu’un congé avec une offre de renouvellement du bail à des clauses et conditions différentes du bail expiré, hors le prix, doit s’analyser comme un congé avec refus de renouvellement ouvrant droit à indemnité d’éviction ».

Cet arrêt important constitue une alerte pour tous les praticiens des baux commerciaux qui doivent faire preuve d’une particulière prudence dans la rédaction de leurs congés avec offre de renouvellement.

Offices publics de l’habitat : un décret « toilette » les règles relatives aux commissions d’appel d’offres

Le décret n° 2024-177 du 6 mars 2024 met en cohérence les textes réglementaires relatifs aux commissions d’appel d’offres des offices publics de l’habitat (OPH) avec les textes législatifs en vigueur y afférents depuis l’entrée en vigueur de la loi ELAN du 23 novembre 2018. En effet, alors que l’article R. 433-2 du CCH (suite à l’entrée en vigueur du décret du 10 avril 2017 pris pour l’application de la loi « Sapin II ») fixe des règles de composition précises, le Code général des collectivités territoriales (art. L. 1414-2) dispose, depuis l’entrée en vigueur de la loi ELAN, que « pour les marchés publics passés par les offices publics de l’habitat, la commission d’appel d’offres est régie par les dispositions du code de la construction et de l’habitation applicables aux commissions d’appel d’offres des organismes privés d’habitations à loyer modéré.», autrement dit par les dispositions des articles R. 433-5 et suivants dudit code. Pour autant, l’article R. 433-2 n’avait pas été modifié ni abrogé.

Désormais, tout doute est levé : l’article R. 433-6 est expressément rendu applicable à la composition et au fonctionnement des CAO des OPH par envoi opéré par l’article R. 433-2 ainsi modifié. Si cette clarification est bienvenue et permet au conseil d’administration de l’OPH de déterminer librement le nombre de membres et la composition de la CAO (en désignant, par exemple, des administrateurs et/ou des salariés de l’OPH), nous soulignerons cependant qu’elle ne tranche pas la question de savoir si le conseil d’administration de l’OPH devra examiner un rapport annuel sur l’exécution des marchés passés suivant une procédure formalisée.

Ce rapport annuel est en effet prévu au deuxième alinéa de l’article R. 433-6. Toutefois, cette obligation ne concerne pas à proprement parler les règles de composition et de fonctionnement des CAO, seules concernées par le renvoi opéré par l’article R. 433-2. En l’absence de disposition équivalente dans les textes applicables aux OPH, cette obligation ne devrait donc s’appliquer qu’aux organismes privés d’HLM (ESH et coopératives HLM).

Offices publics de l’habitat : un décret « toilette » les règles relatives au conseil d’administration

Pour mémoire, depuis l’entrée en vigueur du décret n° 2022-706 du 26 avril 2022 relatif à la gouvernance des offices publics de l’habitat (OPH), l’effectif du conseil d’administration est librement fixé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération intercommunale de rattachement de l’Office, dans la limite de 35 membres (art. R. 421-4 du CCH). Le décret n° 2024-177 du 6 mars 2024 apporte des précisions bienvenues.

En premier lieu, le décret précise que le nombre de membres peut être modifié :

  • lors de chaque renouvellement du conseil d’administration ;
  • à l’issue d’un changement de collectivité territoriale de rattachement ;
  • à l’issue d’une fusion avec un autre OPH.

En second lieu, la composition du conseil d’administration peut être modifiée :

  • lors de chaque renouvellement de l’organe délibérant de la collectivité territoriale de rattachement ;
  • à l’issue d’un changement de collectivité territoriale de rattachement ;
  • à l’issue d’une fusion avec un autre OPH.

Enfin, rappelons que l’article L. 421-8 du CCH fixe deux règles relatives à la composition du conseil d’administration :

  • les membres désignés par la collectivité territoriale ou l’établissement public de rattachement disposent de la majorité des sièges ;
  • les représentants des locataires disposent d’au moins un sixième des sièges.

Sur ce second point, le décret précise que cette règle s’applique également au sein des offices résultant de la fusion de plusieurs OPH et ceci, quelles que soient la taille et la composition du conseil d’administration.

Loi de finances pour 2024 : loyer plafond des conventions d’aides personnalisées au logement

L’article 71 II de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 modifie plusieurs dispositions du Code de la construction et de l’habitation (CCH), dont l’article L. 353-9-2, auquel a été ajouté un nouvel alinéa disposant que :

« Les loyers et redevances maximaux des conventions conclues en application de l’article L. 831-1 du présent code peuvent être augmentés par avenant, dans des conditions fixées par décret, pour tenir compte de l’amélioration de la performance énergétique et environnementale des logements à l’issue de travaux réalisés dans les conditions prévues à l’article 1384 C bis du code général des impôts. Le décret fixe notamment le taux maximal d’augmentation par avenant des loyers et redevances ».

Auparavant, les travaux de réhabilitation réalisés par un bailleur social dans un logement conventionné ne permettaient, sous certaines conditions, d’augmenter le loyer y afférent (« loyer pratiqué ») que dans l’hypothèse où ces travaux avaient une incidence sur le détail de la surface corrigée ou utile sur la base de laquelle est calculé le montant du loyer. Le loyer maximal de la convention des aides personnalisées au logement (APL), exprimé par m² de surface corrigée ou utile, restait inchangé. Ainsi, dans une fiche n° 5 (« travaux à l’initiative du bailleur dans les logements locatifs sociaux occupés (sauf démolition) », DHUP, août 2019) consacrée aux travaux à l’initiative du bailleur réalisés dans les logements locatifs sociaux conventionnés occupés, la Direction de l’Habitat, de l’Urbanisme et des Paysage (DHUP) précisait que :

« Si les travaux entraînent une modification des surfaces, il convient de faire un avenant au descriptif du programme dans la convention APL pour en tenir compte, ce qui peut avoir pour effet de modifier les loyers maximums des logements concernés. En revanche, le loyer maximal de la convention, élément essentiel de celle-ci, ne doit pas être changé ».

Désormais, les travaux d’amélioration de la performance énergétique et environnementale réalisés par le bailleur pourront permettre de revoir à la hausse, par avenant à la convention APL, le montant du loyer maximal. Du fait du renvoi à l’article 1384 C bis du Code général des impôt, les travaux concernés sont des travaux de réhabilitation lourde de logements achevés depuis plus de 40 ans, permettant de faire passer les logements de l’étiquette énergétique E, F ou G à l’étiquette A ou B. Un décret doit néanmoins venir préciser les conditions et modalités d’application de ces dispositions, qui entrent en vigueur au 1er septembre 2024 (art. 71 X B de la loi du 29 décembre 2023).

Précision sur la possibilité de production des œuvres de l’esprit par un agent public

L’article L. 123-2 du Code général de la fonction publique dispose que « la production des œuvres de l’esprit par un agent public, au sens des articles L. 112-1, L. 112-2 et L. 112-3 du code de la propriété intellectuelle, s’exerce librement, dans le respect des dispositions relatives au droit d’auteur des agents publics et sous réserve des articles L. 121-6 et L. 121-7 du présent code ».

Elle permet donc à un agent de produire des œuvres et d’en tirer une rémunération parallèlement aux fonctions pour lesquels il est employé. Un tel cumul ne nécessite pas d’autorisation ou de déclaration : si l’activité relève bien de ce régime, il peut l’exercer librement.

Pour relever de cette dérogation, qui bénéficie de plein droit aux agents publics, sans déclaration préalable, l’activité doit toutefois pouvoir effectivement relever de la qualification de production d’œuvre de l’esprit. C’est à cette notion dont la Cour administrative d’appel de Lyon a, il y a quelque mois, précisait la portée en montrant de quelle façon le critère doit être examiné. Le droit de la propriété intellectuelle ne rend en effet pas les choses aisées. Le Code de la propriété intellectuelle ne définit en effet pas la notion d’œuvre de l’esprit, et la jurisprudence s’est toujours abstenue d’instituer une définition unique de l’œuvre. Elle a seulement précisé que, pour avoir le caractère d’une œuvre, la production de l’auteur doit être originale[1]. Pour avoir ce caractère, l’œuvre doit faire état de la marque de la personnalité et du talent de l’auteur[2]. La jurisprudence analyse notamment, à cette fin, l’existence de choix, dans la réalisation de l’œuvre, qui permet de constater la réalité de l’expression de l’auteur et donc son originalité[3]. Ces définitions excluent donc, notamment, les textes purement techniques, dont la forme et la teneur sont uniquement dictées par leur destination, à l’exclusion de tout choix de l’auteur. La requête d’un avocat n’est ainsi pas protégée par le droit d’auteur[4]. La Cour administrative d’appel de Lyon s’est donc approprié cette jurisprudence, s’agissant de la question du cumul d’activité.

En l’espèce, elle a confirmé le caractère illégal de l’activité d’un agent public, qui se prévalait des dispositions précitées, pour cumuler ses fonctions avec celles de correspondant de presse locale. La Cour a considéré que l’activité ne pouvait pas être qualifiée de production d’œuvres de l’esprit, en considération du fait que ses productions n’allaient pas au-delà de la mission de « collecte et de transmission de l’information qu’exerce un correspondant local de presse », et ne reflétait donc pas « sa personnalité par une analyse ou un traitement de l’information ».

Les agents qui envisagent donc de se prévaloir de cette dérogation sont donc appelés à la prudence : s’ils veulent s’assurer de la légalité de leur activité parallèle au regard des règles sur le cumul d’activité, et ainsi s’éviter les risques financiers et disciplinaires qu’ils encourent, il sera toujours plus sage de se faire confirmer par son administrative qu’elle relève bien du champ d’application de ces dispositions. D’autant plus que, dans le cas contraire, il sera souvent possible d’exercer l’activité sous un autre régime de cumul.

 

[1] Cass. 1ère Civ., 11 février 1997, n° 95-13.176

[2] CA Paris, 4e ch., 20 sept. 1994 : RIDA 2/1995, p. 367

[3] Cass. 1ère Civ., 12 mai 2011, n° 10-17.852.

[4] Cass. Crim,, 16 juin 2009, n° 08-87.193