le 17/06/2020

Liberté d’expression : rappel quant à la nécessité d’un examen objectif des critères de la bonne foi

Cass. Crim., 21 avril 2020, n° 19-81.172

Monsieur B., maire d’une commune du Bas-Rhin, était poursuivi du chef de diffamation non publique pour avoir adressé aux maires de communes voisines deux courriers aux termes desquels il mettait en cause un agent de l’Office National des Forêts pour l’Alsace (ONF), Monsieur S.

Monsieur S. se voyait, en effet, imputer des actes susceptibles de donner lieu à des sanctions pénales ou disciplinaires, à savoir d’avoir autorisé un « défrichement qualifié d’illégal » et d’avoir « commis une tentative d’agression sur Monsieur W ».

Ces courriers, selon Monsieur B., avaient pour objectif de prendre la défense de Monsieur W., agent de l’ONF, à la suite d’une décision de mutation d’office (sanction disciplinaire) qui était envisagée à son encontre dans le cadre, en toile de fond, d’un différend professionnel opposant Monsieur W. et Monsieur S (ce dernier imputant à celui là des faits de harcèlement moral ayant donné lieu à l’exercice d’un droit d’alerte et à une enquête du CHSCT).

Monsieur W., agent de l’ONF, était également poursuivi pour avoir diffusé lui-même ces deux courriers pour servir l’exercice des droits de sa défense devant la commission administrative paritaire appelée à prononcer un avis sur la sanction envisagée.

En première instance, le Tribunal de police renvoyait les prévenus des fins des poursuites ; les parties civiles et le Parquet interjetaient appel de cette décision.

La Cour d’appel infirmait le jugement et condamnait Messieurs B. et W. en retenant que l’exception de bonne foi devait être rejetée, au motif que :

  • l’existence du différend entre M. W. et M. S. permettait de déduire une animosité personnelle du premier à l’encontre du second, de sorte que M. W. ne pouvait prétendre au bénéfice de la bonne foi.

  • les moyens utilisés par M. B. pour défendre M. W., à savoir les deux courriers, étaient disproportionnés au regard du but poursuivi, de sorte que M. B ne pouvait poursuivre une légitimité d’information et, par suite, ne remplissait pas toutes les conditions de l’exception de bonne foi :

« [M. B.] souhaitait prendre la défense de M. W…, agent de l’ONF mais aussi membre du conseil municipal, défense qui pouvait passer par le signalement de dysfonctionnements de l’ONF imputables à des collègues de celui-ci, mais ne nécessitait nullement de se livrer à des attaques personnelles contre M. S… et de les répercuter à l’ensemble des maires du même triage forestier que la commune [dirigée par M. B.], de sorte qu’il n’y a ni légitimité du but poursuivi, ni prudence ou mesure dans l’expression, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres critères communément admis pour retenir la bonne foi ».

Invoquant l’exception de bonne foi, les prévenus reprochaient à la Cour d’appel dans leur pourvoi la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment.

La Cour, leur faisant droit et usant de la nouvelle technique de rédaction de ses arrêts, casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel en rappelant les principes suivants :

« La liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où elles constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du premier de ces textes.
En matière de diffamation, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s’exprimait dans un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, de rechercher d’abord, en application de ce même texte, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s’ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s’agissant de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence ».

Dans ce cadre, s’agissant des poursuites à l’encontre du Maire, la Cour de cassation précise que :

« les juges se sont contredits en reconnaissant qu’il pouvait dénoncer des dysfonctionnements de l’ONF imputables à des collègues de M. W…, tout en lui déniant la légitimité du but qu’il poursuivait en informant les maires concernés de ces dysfonctionnements, qui constituaient pourtant pour eux un sujet d’intérêt général ».

La contradiction de motifs équivalant à une absence de motifs, la Cour d’appel a ainsi commis un vice dans son raisonnement juridique.

La Cour de cassation lui reproche par ailleurs de ne pas avoir recherché si les propos pouvaient être couverts par les stipulations de l’article 10 CEDH : partant, elle a tout autant failli, de surcroît en refusant de moduler les critères traditionnels de la bonne foi compte tenu du débat d’intérêt général dans lequel ils s’inscrivaient.

S’agissant des poursuites contre M. W., elle constate que :

« les juges ne pouvaient déduire une animosité personnelle, de nature à le priver du bénéfice de la bonne foi, des mauvaises relations entre lui et M. S…, alors que c’était précisément pour éclairer les membres de la commission administrative paritaire appelée à donner un avis sur un projet de mutation dans l’intérêt du service entendant tirer les conséquences de cette situation que M. W… avait transmis à ceux-ci les courriers adressés par M. B ».

Ainsi, la Cour de cassation rappelle que la liberté d’expression telle que garantie par la Convention européenne des droits de l’Homme doit amener le juge à un examen strict des propos poursuivis et du contexte dans lequel ils sont diffusés ; dès lors, la circonstance que des propos répondent à la définition légale et textuelle de la diffamation n’est pas suffisante pour entrer en voie de condamnation ; un second raisonnement doit conduire les juges à s’interroger sur leur caractère « sanctionnable », au regard du moyen de défense dénommé « bonne foi » tel qu’il doit être éclairé/interprété par le droit européen dégagé à travers les stipulations de l’article 10 de la CEDH.

Pour les plus avertis, cet arrêt pose toutefois la question de la nature attribuée par la Chambre criminelle au moyen de l’article 10 de la CEDH  : pourvue d’un effet vertical (opposable à l’État donc à ses juridictions) et horizontal (invocable directement entre parties privées à un litige), surtout émanant d’une source internationale ayant une valeur supra-nationale, la norme conventionnelle est-elle réellement un moyen de défense distinct de celui « franco-français » de la bonne foi, ou un texte d’interprétation/éclairage de cette dernière, laissé à la disposition de nos magistrats?