le 19/01/2016

Le principe de neutralité religieuse s’applique-t-il aux élus ?

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) vient d’affirmer, par un arrêt du 25 novembre 2015, que l’obligation de neutralité des agents publics n’était pas contraire à leur liberté religieuse, compte tenu du but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui que poursuit cette règle (CEDH, 25 novembre 2015, Christiane EBRAHIMIAN, n° 64846/11).

Il s’agit en effet de préserver le respect de toutes les croyances religieuses des  usagers du service public, en leur assurant une stricte égalité, ce qui correspond en effet au fondement même de la neutralité des agents des services publics en droit interne, à savoir l’égalité d’accès et de traitement des usagers du service public.

Ces motifs ne devraient pas donner lieu à s’interroger sur l’application du principe de neutralité aux élus, notamment des collectivités territoriales. En effet, l’on pourrait supposer de façon cohérente que ce principe de neutralité s’applique a fortiori dans les mêmes conditions aux élus. Et pourtant, au regard de l’état actuel du droit, tel n’est pas le cas.

Si la neutralité des agents du service public constitue la première garantie de la mise en œuvre du principe de laïcité par l’Etat et les collectivités territoriales, les élus territoriaux et nationaux ne sont pas soumis, en tant que tels, à cette obligation, alors même que, de façon paradoxale, ils tirent de leur mandat l’obligation de représenter des institutions elles-mêmes soumises à une neutralité religieuse.

1/ Une obligation de neutralité des agents publics non transposable aux élus

Le principe de laïcité fait obstacle à ce que les agents disposent dans le cadre du service public du droit de manifester leurs croyances religieuses. En l’occurrence, le Conseil d’Etat a considéré qu’un agent du service de l’enseignement public ne peut, sans méconnaître ses obligations, manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion (CE avis, 3 mai 2000, n° 217017).

Le fait pour un agent public de porter un signe destiné à manifester ostensiblement son appartenance religieuse ou de manquer à son obligation de neutralité dans l’exercice de ses fonctions (et dans certains cas très particulier hors de ses fonctions) constitue un manquement à ses obligations professionnelles relatives au respect du principe de neutralité et donc une faute.

Les élus bénéficient au contraire d’une très grande liberté dans le cadre de l’exercice de leur mandat, et ce dès le stade de la candidature.

On relèvera en premier lieu qu’alors même qu’ils ne sont que candidat à leur élection, aucune obligation de neutralité religieuse ne peut leur être opposée. La question de la possibilité pour un candidat de porter un signe distinctif religieux s’était en effet posée pour une candidate aux élections cantonales qui portait un voile islamique ainsi qu’une candidate aux élections municipales qui portait une croix de façon très distincte.

Sur ce point précis, le Conseil d’Etat a précisé que :

« La circonstance qu’un candidat à une élection affiche son appartenance à une religion est sans incidence sur la liberté de choix des électeurs ; qu’aucune norme constitutionnelle, et notamment pas le principe de laïcité, n’impose que soient exclues du droit de se porter candidates à des élections des personnes qui entendraient, à l’occasion de cette candidature, faire état de leurs convictions religieuses » (CE, 23 décembre 2010, n° 337899).

Le principe de laïcité ne saurait ainsi, au regard de ce qui précède, impliquer une neutralité des candidats tant dans leur tenue que dans leur propos.

Par analogie, un candidat à un poste au sein du service public ne saurait en effet être écarté au stade du recrutement en raison de son appartenance religieuse et ne saurait être tenu de ce fait de dissimuler sa religion lors du processus du recrutement. Le Conseil d’Etat procède en effet à la censure de l’employeur public qui entend, à titre d’illustration, dénier d’une façon générale aux candidates ayant des croyances religieuses l’aptitude aux fonctions d’institutrice (CE, 3 mai 1950, Dlle Jamet, publié au recueil Lebon p. 247 ; CE, 25 juillet 1939, Dlle Bleis, publié au recueil Lebon p.524).

L’analogie avec les agents publics s’arrête toutefois au stade de la candidature puisque le Conseil d’Etat entend préserver la liberté d’expression des élus, y compris de leur appartenance religieuse, durant leur mandat.

La Chambre criminelle de la Cour de Cassation a en effet considéré que le Maire qui prive de parole un conseiller municipal, au motif qu’il porte un signe religieux, se rend coupable de discrimination dès lors qu’il n’est pas établi que le seul port d’un signe d’appartenance religieuse soit constitutif de troubles à l’ordre public et qu’aucune disposition législative ne permet au Maire dans le cadre des séances du Conseil municipal d’interdire aux élus de manifester publiquement leur appartenance religieuse (Cass. Crim. 1er septembre 2010, n° 10-80.584).

Le Maire ne saurait donc a fortiori interdire la présence d’un élu aux séances du conseil municipal au seul motif qu’il porterait un signe d’appartenance religieuse.

En effet, si le principe de neutralité du service public fait obstacle à ce que les agents disposent dans le cadre du service public du droit de manifester leurs croyances religieuses, aucun texte, ni aucune jurisprudence n’étend ce principe aux élus. L’obligation de neutralité ne saurait dès lors être transposable aux élus, et notamment aux conseillers municipaux qui ne sont pas des agents publics.
Les élus municipaux peuvent donc exprimer, ne serait-ce que par le port d’un signe religieux visible, leurs opinions religieuses en Conseil municipal.

De même que des députés ont pu parfaitement arborer des tenues ou des signes religieux. Ainsi en est-il des députés qui sont par ailleurs prêtres et qui ont le droit de porter une soutane en séance (ainsi en est-il du Chanoine Kir ou de l’Abbé Pierre ; un certain Philippe Grenier, député de Pontarlier en 1896, s’était converti à l’Islam et siégeait en costume traditionnel). Rien ne s’oppose ainsi à ce qu’un homme d’Eglise soit élu à l’Assemblée nationale.

Il y a eu en effet près de 400 prêtres députés, catholiques et protestants confondus, le dernier étant l’Abbé Laudrin, mort en 1977.

Cette liberté d’expression trouve toutefois des limites lorsque les élus exercent des fonctions d’agents publics.

2/ Une obligation de neutralité applicable aux élus uniquement en leur qualité d’agents publics

Le principe de neutralité devrait toutefois s’appliquer au Maire et à des adjoints en leur qualité d’officiers de police judiciaire (L. 2122-31 du Code général des collectivités territoriales) et officier d’état civil.
L’élu – le Maire ou un adjoint au Maire – qui procède au mariage civil ne peut manifester publiquement sa croyance (par exemple dans son discours aux mariés, dans l’entretien préalable et durant la cérémonie).

De même que le Maire en tant qu’il est chargé par la loi de présider son conseil municipal, d’en exécuter les décisions et de diriger le personnel communal doit respecter le principe de neutralité.

Il est donc un agent public, ce qui le contraint à ne pas exprimer ses opinions religieuses dans l’exercice de ses fonctions.

La jurisprudence est particulièrement rare dans ce domaine, mais on pourrait illustrer ces propos en précisant que l’élu qui participe à des cérémonies religieuses de façon officielle, en tant que représentant des pouvoirs publics, doit s’abstenir de toute participation personnelle au culte c’est-à-dire doit, en principe, s’abstenir de se signer à l’occasion d’une messe catholique, d’accomplir les rites d’une prière israélite, se prosterner devant un autel bouddhique, d’effectuer des ablutions dans une mosquée ou participer aux chants religieux d’un culte protestant.

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Outre que cette distinction peut a priori paraître artificielle, il semble très délicat en pratique d’isoler les situations où les élus se trouvent placés dans une obligation de neutralité, cette difficulté s’imposant aux élus en premier lieu.

En outre, s’il paraît cohérent d’imposer aux élus une obligation de neutralité lorsqu’ils interviennent en qualité d’officier d’état civil ou de police judiciaire au regard de l’obligation de neutralité des agents du service public, l’on ne peut que s’interroger sur les fondements qui s’opposent à l’extension de la neutralité à l’intégralité de l’exercice de leur mandat.

Ce dispositif paraît en réalité conforme au système juridique français de régulation des libertés selon lesquels, de façon très schématique, la liberté demeure le principe et l’interdiction l’exception. En effet, rappelons que la CEDH (dans l’arrêté précité) ou le Conseil d’Etat (CE, avis du 11 juin 2015, n° 390136) ont récemment rappelé que la restriction de la liberté religieuse des agents publics demeurait une exception à leur liberté d’expression religieuse.  La neutralité des agents publics et des élus en leur qualité d’officier public ou de police judiciaire se justifie en effet au regard de l’assurance que doit tirer l’administré de ne pas subir de rupture d’égalité au regard de sa propre appartenance religieuse et des droits censés être garantis et mis en œuvre par l’Administration.  Dès lors que l’on quitte la sphère administrative, l’on retrouve l’application du droit commun selon lequel la liberté d’expression demeure la règle, y compris pour l’élu qui en tant que tel ne saurait porter atteinte à l’égalité de traitement des citoyens par le seul fait de l’expression de son appartenance religieuse ou de ses idées en la matière.

Nadia BEN AYED, Avocat à la Cour

Voir également le « Mémento à l’usage des Elus et des Collectivités » publié par les avocats du Cabinet dans La Gazette des Communes du 29 juin 2015