le 16/07/2020

Le Conseil d’Etat précise les conditions de résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général en raison de l’illégalité du contrat administratif

CE, 10 juillet 2020, Société Comptoir négoce équipements, n° 430864, Publié au Lebon

Dans le cadre d’une décision de principe du 10 juillet 2020 qui sera publiée au Lebon, le Conseil d’État précise, d’une part, les conditions dans lesquelles une personne publique peut procéder à la résiliation unilatérale d’un contrat administratif entaché d’une irrégularité et, d’autre part, l’indemnisation à laquelle peut prétendre le cocontractant de l’administration dans une telle hypothèse.

En l’espèce, la communauté d’agglomération Reims métropole a lancé une procédure de passation sous la forme d’un appel d’offres ouvert pour l’attribution d’un marché public ayant pour objet la fourniture de points lumineux, supports et pièces détachées. Les trois lots de ce marché public ont été attribués à la société Comptoir Négoce Equipements, qui a commencé l’exécution des prestations le 1er janvier 2015. Cependant, le 5 février 2015, la communauté d’agglomération Reims métropole l’a informée de la résiliation des trois lots à compter du 1er avril 2015 en raison de l’irrégularité entachant la procédure de passation du marché.

La société Comptoir Négoce Equipements a saisi le Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’une demande tendant à la reprise des relations contractuelles, assortie de conclusions indemnitaires. Le Tribunal a, par un jugement du 8 août 2017, jugé qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur les conclusions en reprise des relations contractuelles et condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d’agglomération Reims métropole, à verser à cette société des dommages et intérêts en réparation des préjudices subis, au titre de l’année 2015, du fait de la résiliation pour faute de ces lots.

La communauté urbaine du Grand Reims a interjeté appel de ce jugement et, par la voie de l’appel incident, la société Comptoir Négoce Equipements a contesté le jugement en tant qu’il n’a pas indemnisé les préjudices qu’elle estime avoir subis au titre des années 2016 et 2017.

Par un arrêt du 19 mars 2019, la Cour administrative d’appel de Nancy a annulé le jugement du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en tant qu’il a condamné la communauté urbaine du Grand Reims à verser à la société une somme des dommages et intérêts sur le fondement de la résiliation pour faute alors que la résiliation était intervenue pour un motif d’intérêt général et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

La société Comptoir Négoce Equipements a introduit un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

Dans un premier attendu de principe, le Conseil d’État rappelle une jurisprudence constante (CE, Ass., 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, n° 32401) aux termes de laquelle « en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat, sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant ».

Le Conseil d’Etat avait déjà admis qu’une illégalité contractuelle pouvait constituer un motif d’intérêt général donnant lieu à une résiliation du contrat administratif (CE, 7 mai 2013, Société auxiliaire de parcs de la région parisienne, n° 365043). Cette décision est l’occasion pour lui de préciser les conditions dans lesquelles une telle résiliation est envisageable puisqu’il juge que :

« Dans le cas particulier d’un contrat entaché d’une irrégularité d’une gravité telle que, s’il était saisi, le juge du contrat pourrait en prononcer l’annulation ou la résiliation, la personne publique peut, sous réserve de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, résilier unilatéralement le contrat sans qu’il soit besoin qu’elle saisisse au préalable le juge ».

Il résulte de ce considérant que toutes les irrégularités entachant un contrat administratif ne sauraient donner lieu à une résiliation pour motif d’intérêt général.

En effet, l’irrégularité doit tout d’abord présenter un certain seuil de gravité puisque seules les irrégularités d’une gravité telle que le juge du contrat pourraient en prononcer l’annulation ou la résiliation constituent un motif d’intérêt général pouvant justifier une résiliation unilatérale du contrat.

Par ailleurs, la personne publique ne peut prononcer une telle résiliation que sous réserve respect du principe de loyauté des relations contractuelles. On sait que depuis la jurisprudence du Conseil d’État dite « Béziers I » (CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802), le juge du contrat est, par principe, tenu de faire application du contrat eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles et, par exception, de l’écarter dans l’hypothèse du caractère illicite du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relative à son exécution. La personne publique ne sera donc pas, a priori, fondée à invoquer toutes les irrégularités contractuelles pour justifier la résiliation du contrat sur un tel fondement.

Seules les irrégularités passant le crible de ces deux conditions pourront justifier une résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général de la part de la personne publique. S’il est encore trop tôt pour dresser un inventaire de ces irrégularités, on peut deviner que seules qui présentent un seuil de gravité manifestement important seront de nature à justifier une telle mesure.

Dans le prolongement de sa jurisprudence (CE, Sect., 10 avril 2008, Decaux et département des Alpes-Maritimes, n°s 244950 284439 248607), le Conseil d’État précise ensuite les droits à indemnisation du cocontractant dans l’hypothèse d’une telle résiliation :

« Après une telle résiliation unilatéralement décidée pour ce motif par la personne publique, le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, pour la période postérieure à la date d’effet de la résiliation, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé. Si l’irrégularité du contrat résulte d’une faute de l’administration, le cocontractant peut, en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration. Saisi d’une demande d’indemnité sur ce second fondement, il appartient au juge d’apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s’il existe un lien de causalité direct entre la faute de l’administration et le préjudice ».

Pour la période postérieure à la date d’effet de la réalisation, le cocontractant de l’administration peut prétendre à être indemnisé, sur un terrain quasi-contractuel, des dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé. Il s’agit là d’une application classique de la théorie de l’enrichissement sans cause.

En outre, selon une jurisprudence ancienne le juge combine cette théorie du quasi-contrat avec la responsabilité délictuelle de l’administration (CE, 23 mai 1979, Commune de Fontenay-le-Fleury, n° 00063). Ainsi, lorsque l’irrégularité sur le fondement de laquelle la résiliation du contrat est prononcée résulte d’une faute de l’administration alors le cocontractant peut demander au juge d’être indemnisé du préjudice qu’il subit, soit en principe le bénéfice dont il a été privé, sous la double réserve, d’une part, que ce préjudice présente un lien direct et certain avec la faute de l’administration et, d’autre part, que l’irrégularité en cause ne lui soit pas pour partie imputable (il en résulterait alors un partage de responsabilité).

En l’espèce, la Cour administrative d’appel de Nancy a relevé que l’omission, dans le cadre des documents de la consultation, de la mention « ou équivalent » au titre des spécifications techniques, avait eu pour effet d’avantager l’attributaire des lots et que cette omission constituait donc une irrégularité entachant la procédure de passation du marché litigieux. Et, la cour administrative d’appel de Nancy avait jugé que cette irrégularité était de nature à justifier une résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général du marché public.

Le Conseil d’État censure ce raisonnement en jugeant que « Toutefois, la cour a commis une erreur de droit en en déduisant que cette irrégularité justifiait la résiliation du contrat en litige par la communauté d’agglomération du Grand Reims par application des stipulations contractuelles citées au point 4 [stipulations rappelant le pouvoir de résiliation unilatérale de la personne publique pour motif d’intérêt général], sans rechercher si cette irrégularité pouvait être invoquée par la personne publique au regard de l’exigence de loyauté des relations contractuelles et si elle était d’une gravité telle que, s’il avait été saisi, le juge du contrat aurait pu prononcer l’annulation ou la résiliation du marché en litige, et, dans l’affirmative, sans définir le montant de l’indemnité due à la société requérante conformément aux règles définies au point 3 ».

Il annule donc l’arrêt attaqué et renvoie l’affaire pour être jugée au fond devant la cour administrative d’appel de Nancy.