le 14/02/2017

L’action de groupe devant le Juge administratif

L’introduction de l’action de groupe en droit français a longtemps fait l’objet d’un débat politique mouvementé.

Même si la nécessité de sa création a été admise par la grande majorité des acteurs de la vie publique et promise en 2005, par le Président de la République Jacques Chirac lors de la cérémonie des vœux « aux forces vives de la Nation », ce n’est finalement que 9 ans plus tard, soit le 26 septembre 2014, qu’était publié au Journal Officiel le décret n° 2014-1081 du 24 septembre 2014 relatif à l’action de groupe mais uniquement en matière de consommation.

La possibilité d’ouvrir aux administrés ou aux usagers de services publics d’engager une action de groupe à l’encontre d’une collectivité remonte pourtant au 24 juin 2008, date à laquelle le Vice-Président du Conseil d’Etat de l’époque, missionnait un  groupe de travail afin « d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions, l’instauration d’une action collective pourrait offrir une alternative efficace au traitement des contentieux dits de série et si, au-delà de cet objectif, elle est susceptible d’offrir aux justiciables placés dans la même situation qui entendent contester la légalité de décisions similaires ou faire valoir des droits identiques une voie adéquate et pertinente ».

Aux termes de ce rapport (1), l’action de groupe était définie comme étant « la procédure par laquelle une personne ayant seule la qualité de requérant exerce, au nom d’un groupe ayant les mêmes intérêts, une action en reconnaissance de droits individuels en faveur des membres du groupe ».

 « L’idée première est d’offrir un cadre procédural alternatif aux contentieux dits de série, qui assure tout à la fois une sécurité juridique accrue (mieux appréhender une question de principe sans risquer d’éluder des situations distinctes) et une économie matérielle (éviter la gestion concrète d’une multiplicité de requêtes identiques appelant une même réponse) ».

C’est ainsi que huit années plus tard, l’action de groupe en droit administratif a été  incorporée dans la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, non encore applicable, qui a créé une procédure commune et un socle commun aux différentes actions de groupe.

I. Les modalités d’application de la Loi de modernisation de la justice du XXIème siècle

A/ Les conditions légales de l’action de groupe

1/ Les textes

L’action de groupe en droit administratif est régie par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle. Pour autant, aucun décret d’application n’a à ce jour été publié.

2/ La codification de l’action de groupe

L’article L. 77-10-3 du Code de justice administrative dispose que :

« Lorsque plusieurs personnes, placées dans une situation similaire, subissent un dommage causé par une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public, ayant pour cause commune un manquement de même nature à ses obligations légales ou contractuelles, une action de groupe peut être exercée en justice au vu des cas individuels présentés par le demandeur.

Cette action peut être exercée en vue soit de la cessation du manquement mentionné au premier alinéa, soit de l’engagement de la responsabilité de la personne ayant causé le dommage afin d’obtenir la réparation des préjudices subis, soit de ces deux fins ».

Plus généralement, le régime juridique de l’action de groupe est prévu aux articles L. 77-10-1 à L. 77-10-25 du Code de justice administrative.

B/ Les conditions d’exercice de l’action

1/ Une pluralité de personnes

L’article L. 77-10-3 du Code de justice administrative mentionne « plusieurs personnes ».

Le législateur ne fixe aucun seuil de victimes. Dès lors, et à défaut de décret et de circulaire, il est possible de déduire de cette formulation que, comme pour l’application de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation dite « Loi Hamon », à compter de deux personnes lésées l’action de groupe est possible.

Le champ de ces victimes n’est pas arrêté. Aucune qualité particulière n’est donc attendue, contrairement à la Loi Hamon où la qualité de consommateur est une condition essentielle. Par ailleurs, cette notion de personne englobe aussi bien les personnes physiques que morales.

2/ Une situation similaire

Les personnes ayant subi un dommage doivent être placées dans une situation similaire (article L. 77-10-3 du Code de justice administrative).

Cette condition implique une similitude dans la situation de droit liant ces personnes à la personne morale de droit public susceptible d’être assignée. Cette condition devra s’apprécier au regard du manquement reproché.

3/ Des personnes ayant subi un dommage

La rédaction retenue par la Loi Hamon dans le cadre de l’action de groupe en matière de consommation, exclut la réparation des préjudices (patrimoniaux ou extrapatrimoniaux) résultant de dommages corporels, moraux, ou encore environnementaux, mais aussi la réparation des préjudices moraux résultant d’un dommage matériel.

En revanche, la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle ne contient pas de telles précisions. Dès lors, et à défaut de décret, il pourrait être soutenu que les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux peuvent être réparés dans le cadre de cette action

4/ Un préjudice ayant pour cause commune un manquement de même nature à des obligations légales ou contractuelles

Au sens du droit de la responsabilité civile, les préjudices réparables doivent résulter d’un  même manquement, d’une ou plusieurs personnes, en d’autres termes d’un même fait générateur.

Dans le cadre de cette action, le fait générateur du dommage n’est pas clairement identifié par la formulation « manquement de même nature » aux « obligations légales ou contractuelles ».

Ainsi, une grande diversité de comportement fautif peut justifier l’exercice d’une action de groupe, tels que la carence ou l’inertie de l’administration, l’adoption de décisions illégales, les retards pour prendre une décision ou en assurer l’exécution.

II. Les différents domaines d’application de la loi

L’article L. 77-10-1 du Code de justice administrative prévoit que l’action pourra concerner les domaines suivants :

1/ L’action de groupe « discriminations» qui se subdivise elle-même en :

  • Une action de groupe généraliste en matière de discriminations désormais régie par les dispositions modifiées de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Dans cette hypothèse, plusieurs candidats à un emploi, à un stage ou à une période de formation ou plusieurs agents publics estimant avoir fait l’objet d’une discrimination, directe ou indirecte, fondée sur un même motif et imputable à un même employeur public, pourront agir contre cet employeur.

Cette action a pour spécificité d’être ouverte aux organisations syndicales de fonctionnaires représentatives au sens du III de l’article 8 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

  • Une action de groupe plus spécifiquement dédiée aux discriminations imputables à un employeur public ou privé introduite au chapitre XI du Code de justice administrative (CJA).

2/ Les actions de groupe en matière environnementale (article L. 142-3-1 du Code de l’environnement) :

L’action est notamment réservée aux dommages relatifs à la protection de la nature et de l’environnement, à l’amélioration du cadre de vie, à la protection de l’eau, de l’air, des sols, des sites et paysages, à l’urbanisme, à la pêche maritime ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances, la sûreté nucléaire et la radioprotection.

Elle est ouverte aux associations agréées au titre de la protection de l’environnement, ainsi qu’aux associations agréées dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, dont l’objet statutaire comporte la défense des victimes de dommages corporels ou la défense des intérêts économiques de leurs membres.

3/ Les actions de groupe portant sur la protection des données à caractère personnel (article 43 ter de la L. n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés) :

Cette action permet notamment aux usagers de services publics de faire cesser une atteinte relative aux données personnelles devant le Juge administratif, lorsque le responsable du traitement est une autorité administrative.

4/ Les actions de groupe en matière de santé (article L. 1143-1 et suivants du Code de la santé publique) :

La Loi applique le socle procédural des articles L. 77-10-1 et suivants du CJA à l’action déjà existante en matière de santé.

Devant le Juge administratif, elle permet à toute association agréée d’usagers du système de santé d’agir en justice afin d’obtenir la réparation des préjudices résultant de dommages corporels subis par des usagers placés dans une situation similaire ou identique et ayant pour cause commune un manquement d’un producteur ou d’un fournisseur d’un produit de santé ou d’un prestataire utilisant l’un de ces produits à leurs obligations légales ou contractuelles, dans le cadre des établissements publics de santé.

III. La procédure

Le dispositif applicable aux juridictions administratives reprend l’intégralité du mécanisme de l’action de groupe prévu pour le Juge judiciaire, à la différence que l’action est dirigée à l’encontre d’une personne morale de droit public ou chargée de la gestion d’un service public.

A/ Qui peut engager l’action?

L’article L. 77-10-4 du Code de justice administrative prévoit que « seules les associations agréées et les associations régulièrement déclarées depuis cinq ans au moins et dont l’objet statutaire comporte la défense d’intérêts auxquels il a été porté atteinte » peuvent exercer l’action de groupe.

Il y a là une différence majeure avec l’action de groupe de la Loi Hamon.

En effet, l’article L. 623-1 du Code de la consommation, tel qu’issu de la Loi Hamon, prévoit que seules peuvent agir les associations de défense des consommateurs représentatives au niveau national et agréées en application de l’article L. 811-1 du Code de la consommation. Cet article prévoit d’ailleurs que les conditions d’agrément et de retrait sont fixées par décret.

La loi de modernisation de la justice au XXIème siècle ne comporte aucune précision quant à un décret d’application. Les conditions sont donc moins strictes même si peu d’associations sont titulaires de cet agrément et que la durée de cinq ans est relativement longue notamment dans le cadre d’évènement soudain et imprévisible.

B/ Contre qui ?

Cette action de groupe permet de poursuivre des personnes morales de droit public et des organismes de droit privé chargé de la gestion d’un service public (article L. 77-10-3 du Code de justice administrative).

C/ Devant quelle juridiction ?

Contrairement à l’action de groupe exercée devant le Juge judiciaire précisant qu’elle relève du tribunal de grande instance (article L. 211-9-2 du Code de l’organisation judiciaire), la Loi de modernisation de la justice au XXIème siècle ne précise pas pour l’action de groupe devant le Juge administratif les règles de compétence applicable au sein de la juridiction administrative.

Il peut donc en être déduit que les actions de groupe suivront le circuit juridictionnel habituel et les règles de compétence matérielle et territoriale applicables aux actions en responsabilité.

D/ Comment se déroule la procédure?

Comme pour la Loi Hamon, l’action de groupe devant le Juge administratif se décompose en trois étapes :

1/ L’introduction de l’instance

  • la décision administrative préalable

La loi de modernisation de la justice au XXIème siècle ne le rappelle pas. Toutefois, la règle de la décision administrative préalable s’applique pleinement dans le silence de la loi à l’action de groupe devant le Juge administratif ce qui oblige le demandeur à lier préalablement le contentieux.

  • la mise en demeure

L’article L. 77-10-5 du Code de justice administrative conditionne l’engagement de l’action à une mise en demeure préalable adressée à l’auteur du dommage par la personne ayant qualité pour agir, afin que celui-ci fasse cesser le manquement ou procède à la réparation des préjudices subis.

Ce même article prévoit qu’un délai de quatre mois est laissé à la personne mise en demeure. Au terme de ce délai une action de groupe peut être engagée. Si une action de groupe est introduite avant l’expiration de ce délai, elle est déclarée irrecevable.

Ces dispositions ont pour but d’encourager un règlement pacifié et extra-juridictionnel de la situation litigieuse.

2/ Cessation du manquement ou jugement sur la responsabilité

  • la cessation de manquement

L’article L. 77-10-6 du Code de justice administrative précise que l’action de groupe peut tendre à la cessation d’un manquement. Le Juge administratif peut prendre toutes les mesures utiles à cette fin et notamment une astreinte.

  • le jugement-cadre en reconnaissance de responsabilité

 L’article L. 77-10-7 du Code de justice administrative prévoit que le Juge statue sur la responsabilité du défendeur. Le Juge définit le groupe de personnes à l’égard desquelles la responsabilité du défendeur est engagée ce qui suppose la définition de critères précis permettant le rattachement audit groupe et également les préjudices susceptibles d’être réparés.

Il doit par ailleurs procéder aux mesures de publicité adéquates d’après l’article L. 77-10-8 du Code de justice administrative afin de permettre l’information des victimes mais aussi la constitution du groupe grâce à l’adhésion expresse et a posteriori des victimes potentielles.

3/ L’indemnisation

Le mode d’indemnisation des préjudices peut suivre deux voies distinctes :

  • la procédure collective de liquidation prévue à l’article L. 77-10-9 du Code de justice administrative 

 Ce système consiste dans l’attribution d’une somme globale censée couvrir l’indemnisation de toutes les victimes.

Une habilitation est délivrée par le Juge, sur la base de laquelle le demandeur peut négocier directement avec le défendeur l’indemnisation des préjudices subis par les personnes constituant le groupe à partir d’éléments généraux de cadrage préalablement définis dans la décision de justice.

Les victimes potentielles peuvent rallier le groupe en se signalant auprès de l’association demanderesse (article L. 77-10-13 du Code de justice administrative).

Le Juge ayant préalablement statué sur la responsabilité est obligatoirement saisi aux fins d’homologation de l’accord préalablement entériné par les parties et accepté par les membres du groupe (article L.77-10-14 du Code de justice administrative).

  • la procédure individuelle de réparation

L’article L. 77-10-10 du Code de justice administrative prévoit que les personnes souhaitant adhérer au groupe peuvent alors formuler, soit auprès de la personne dont la responsabilité aurait été préalablement reconnue par le Juge, soit auprès du demandeur à l’action recevant mandat aux fins d’indemnisation une demande de réparation.

Sur cette base, la personne déclarée responsable procède à l’indemnisation individuelle des préjudices (article L. 77-10-11 du Code de justice administrative).

D’après l’article L. 77-10-12 du Code de justice administrative, faute d’obtenir satisfaction, les victimes peuvent saisir le Juge ayant préalablement statué sur la responsabilité, afin d’obtenir la réparation de leur préjudice dans les conditions et limites fixées par le premier jugement.

***

L’introduction d’une telle action répond au besoin impérieux de doter l’appareil juridique français d’un outil efficace afin de protéger les droits des usagers des services publics et des fonctionnaires ; lesquels étaient jusqu’alors, sur le plan collectif, dépourvus de tous moyens d’actions à l’effet d’engager la responsabilité d’une personne morale de droit public.

La Loi de modernisation de  la justice du XXIème siècle vient donc combler le vide qui existait jusqu’alors, en permettant aux usagers ou aux administrés de mutualiser leurs moyens d’actions afin de solliciter l’engagement de la responsabilité des personnes morales de droit public mais surtout la cessation rapide des troubles qui leurs sont occasionnés.

Au-delà des objectifs poursuivis par cette loi, l’on peut d’ores et déjà regretter que le législateur ne soit pas allé plus loin.

Tout d’abord, le recours aux associations agréées ou représentatives sur le plan national est maintenu alors qu’elles ont montré leurs limites dans les précédentes actions de groupe qui ont été introduites en droit français.

L’avocat est une nouvelle fois écarté dudit dispositif ; de même que le Défenseur des droits alors qu’il est censé être l’intermédiaire entre les administrations et les administrés.

Enfin, il est regrettable que le législateur n’ait pas tenu compte de la spécificité du droit administratif pour prévoir des règles procédurales propres à cette action, même si on peut se féliciter qu’il ait été envisagé le règlement amiable préalable de tels litiges.

Si quelques règles ont été ajoutées, la Loi de modernisation de la justice au XXIème siècle repose, s’agissant de la procédure, essentiellement sur les règles prévues par  la Loi Hamon.

Dans l’attente de l’adoption du décret d’application, l’efficacité de cette action reste incertaine.

Hakim ZIANE
Avocat à la cour

(1) Rapport du 12 janvier 2009 sur l’introduction d’une action collective en droit administratif