le 07/12/2017

Le caractère irrégulier de l’implantation d’un poteau électrique ne justifie pas nécessairement sa démolition : l’intérêt général l’emporte au nom du bon fonctionnement du service public de la distribution d’électricité

CAA de Lyon, 5 octobre 2017, Monsieur D. contre société ENEDIS, n°16LY02693

Si les concessionnaires de réseaux de transport et de distribution d’électricité détiennent un droit légal d’occuper les voies publiques et leurs dépendances pour y exécuter les travaux nécessaires à l’établissement et à l’entretien des ouvrages de ces réseaux en application de l’article L. 323-1 du Code de l’énergie, tel n’est pas le cas sur les propriétés privées.

La Cour administrative d’appel de Lyon (ci-après la « Cour ») vient rappeler, dans un récent arrêt du 5 octobre 2017 ici commenté, le pouvoir du juge administratif d’ordonner la démolition d’un ouvrage public mal implanté si celle-ci n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Mais au vu des intérêts publics à préserver, la Cour a en l’espèce refusé d’ordonner la démolition d’un poteau irrégulièrement implanté servant de support à une ligne électrique, validant de fait l’implantation irrégulière de cet ouvrage public.

À l’origine du litige porté par Monsieur D. devant le Tribunal administratif de Grenoble, puis devant la Cour administrative d’appel de Lyon, se trouve un poteau électrique implanté sur une parcelle appartenant au requérant.

Ce poteau avait été implanté dès 1983 par la société Électricité de France (« EDF »), devenue par la suite, s’agissant du service public de la distribution d’électricité, la société Électricité réseau distribution France (« ERDF »), et aujourd’hui dénommée ENEDIS.

En 1990, Monsieur D., le requérant, est devenu propriétaire de plusieurs parcelles. L’une d’entre elles est le terrain d’assiette d’une maison d’habitation, tandis qu’une autre est celle sur laquelle le poteau électrique avait été installé.

Puis, en 2002, Monsieur D. a obtenu un permis de construire l’autorisant à édifier un garage accolé à sa maison, mais dont l’accès est aménagé sur la parcelle sur laquelle se trouve le poteau électrique.

Quelques années plus tard, en 2009, Monsieur D. a demandé à la société ERDF de déplacer à ses frais le poteau électrique implanté sur la parcelle dont il est seul propriétaire.

Se voyant opposer un refus à sa demande, Monsieur D. saisit le Tribunal administratif de Grenoble d’un recours en annulation de cette décision de rejet et demande la condamnation d’ERDF à déposer ce poteau sous astreinte.

Par un jugement en date du 23 juin 2016, le Tribunal administratif de Grenoble a rejeté ce recours.

C’est de cette décision que Monsieur D. a interjeté appel devant la Cour administrative d’appel de Lyon.

Si la solution de cette dernière peut à première vue surprendre, elle résulte en réalité d’une stricte application au cas d’espèce d’une jurisprudence pour sa part « bien implantée » !

Pour arriver à cette solution, la Cour a qualifié le poteau électrique d’ouvrage public mal implanté qui ne pouvait pas faire l’objet d’une régularisation (I.).

Puis, aux termes d’un bilan coûts-avantages de la démolition de ce poteau, elle a jugé que l’intérêt général justifiait que ce support demeure irrégulièrement implanté, faisant ainsi survivre la théorie de l’intangibilité des ouvrages publics (II.).

I- La qualification du poteau électrique d’ouvrage public mal implanté

Dans le litige soumis à la Cour, il s’agissait d’abord de qualifier le poteau électrique litigieux (A.), et de se demander si l’implantation de ce poteau pouvait être régularisée (B.).

A –La qualification attendue d’ouvrage public

Pour rappel, les contours de la notion d’ouvrage public ont été dessinés par la jurisprudence pour la première fois en 2010 seulement, dans un avis du Conseil d’État « M. et Mme Béligaud » (CE, Avis, 29 avril 2010, n°323179 ; voir également Tribunal des conflits, 12 avril 2010, ERDF contre Michel, n°C3718).

Selon cet avis du Conseil d’État, outre le cas de la détermination par la loi de la qualification d’ouvrage public, sont des ouvrages publics (notamment) les biens (i) revêtant un caractère immobilier, (ii) résultant d’un aménagement et (iii) qui sont directement affectés à un service public, « y compris s’ils appartiennent à une personne privée chargée de l’exécution de ce service public ».

Ce faisant, le Conseil d’État décorèle la notion d’ouvrage public de celle de propriété publique et de domanialité publique. En d’autres termes, certains ouvrages publics ne font pas partie du domaine public, et le domaine public englobe, bien sûr, des biens meubles et immeubles qui ne sont pas aménagés (voir sur le sujet F. Melleray, « Définition de la notion d’ouvrage public et précisions sur le service public de l’électricité », RFDA 2010, p.572).

On relèvera par ailleurs que le Conseil d’État ayant utilisé l’adverbe « notamment », cette qualification d’ouvrage public n’est pas limitée aux biens présentant ces trois caractéristiques.

L’ouvrage objet du litige soumis à la Cour est un poteau électrique en béton servant notamment à supporter une ligne électrique basse tension.

La Cour a appliqué à ce poteau les règles relatives aux ouvrages publics mal implantés.

Cela est tout à fait fondé, dans la mesure où ledit poteau (i) est un bien immeuble, (ii) résultant d’un aménagement puisque construit par l’homme, et (iii) qui est directement affecté au service public de la distribution d’électricité.

En effet, on rappellera, sur ce dernier point, qu’en application de l’article L.121-2 du Code de l’énergie, « le service public de l’électricité assure les missions de développement équilibré de l’approvisionnement en électricité, de développement et d’exploitation des réseaux publics de transport et de distribution d’électricité ainsi que de fourniture d’électricité, dans les conditions définies à la présente section », et qu’en application de l’article L. 121-4 du même Code, la mission de développement et d’exploitation des réseaux publics de transport et de distribution d’électricité consiste notamment à assurer le raccordement et l’accès à ces réseaux.

Et on a joutera que ce service public est exploité dans le cadre des concessions locales conclues par les autorités organisatrices de la distribution d’électricité, en application de l’article L. 2224-31 du code général des collectivités territoriales.

Le Tribunal des conflits avait d’ailleurs déjà jugé « qu’un poteau électrique, qui est directement affecté au service public de la distribution d’électricité dont la société ERDF est chargée, a le caractère d’un ouvrage public » (TC, 17 juin 2013, Bergoend, n° C3911).

Le poteau litigieux est donc bien un ouvrage public.

B –L’impossibilité de régulariser l’implantation du poteau électrique

Le poteau électrique était implanté sur la propriété de Monsieur D., sans que ce dernier n’ait consenti à cette implantation par la signature d’une convention de servitude, et sans qu’une déclaration d’utilité publique des travaux d’EDF (en son temps) n’ait été menée à bien.

S’agissant de l’absence de servitude conventionnelle, la Cour précise que « l’existence d’une autorisation valide ne p[eut] se déduire du seul fait que l’implantation était nécessaire à la desserte de la propriété où il est implanté ».

La Cour affirme donc que « le poteau litigieux est irrégulièrement implanté », faute sans doute de démonstration contraire du gestionnaire du réseau public de distribution d’électricité.

Et, dans ce cas, la Cour rappelle qu’il appartient au juge administratif saisi d’une demande d’injonction de suppression d’un ouvrage public, pour déterminer s’il convient de faire droit à cette demande « de rechercher, d’abord, si, eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible ».

Or, selon l’article L. 323-4 3° du Code de l’énergie, la déclaration d’utilité publique confère au concessionnaire de la distribution d’électricité le droit « [d]’ établir à demeure des canalisations souterraines, ou des supports pour conducteurs aériens, sur des terrains privés non bâtis, qui ne sont pas fermés de murs ou autres clôtures équivalentes ».

Cet article a été déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel en 2016, sous réserve toutefois que « les servitudes instituées par les dispositions contestées n’entraînent pas une privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789 mais une limitation apportée à l’exercice du droit de propriété » (Conseil constitutionnel, 2 février 2016, Association Avenir Haute Durance et autres, n° 2015-518 QPC). Tel serait le cas « si la sujétion ainsi imposée devait aboutir, compte tenu de l’ampleur de ses conséquences sur une jouissance normale de la propriété grevée de servitude, à vider le droit de propriété de son contenu ».

L’article L. 323-6 du code de l’énergie, également visé par la Cour, précise ensuite que « [l]a pose des canalisations ou supports dans un terrain ouvert et non bâti ne fait pas non plus obstacle au droit du propriétaire de se clore ou de bâtir ».

En d’autres termes, dès lors qu’un terrain est bâti, et/ou clôturé, et même si les travaux envisagés par le concessionnaire ont été déclarés d’utilité publique, le concessionnaire ne peut installer de nouveaux supports pour conducteurs aériens, tel que le poteau en béton objet du litige, sur une propriété privée.

Or, en l’espèce, le terrain d’assiette du poteau comprenant un garage, il s’agissait d’un terrain bâti.

La Cour en conclut que l’implantation irrégulière du poteau électrique ne peut pas faire l’objet d’une régularisation appropriée par l’implantation de ce même poteau sur le terrain du requérant.

La seule solution pour mettre fin à cette implantation irrégulière consistait dès lors à déplacer ou démolir cet ouvrage.

Telle n’a cependant pas été la solution retenue par la Cour.

II – L’absence d’injonction de démolir le poteau mal implanté, ou la survivance de la théorie de l’intangibilité des ouvrages publics

De jurisprudence désormais constante, c’est le juge administratif qui est compétent pour ordonner le déplacement, la transformation ou la suppression d’un ouvrage public (TC, 12 avril 2010, ERDF contre Michel, n°C3718, précité ; TC, 17 juin 2013, Bergoend, n° C3911, précité).

Ainsi saisie, la Cour a confirmé l’affaiblissement de la théorie de l’intangibilité des ouvrages publics (A.), mais a jugé, au bénéfice de la préservation du bon fonctionnement du service public, que le poteau électrique mal implanté ne devait pas être démoli (B.).

A- La confirmation de l’affaiblissement de la théorie de l’intangibilité des ouvrages publics

La Cour a jugé, dans un considérant de principe :

« qu’il appartient au juge administratif, saisi d’une demande d’injonction de suppression d’un ouvrage public, pour déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue en qualité de juge de plein contentieux, s’il convient de faire droit à cette demande, au cas où l’ouvrage public dont la démolition est demandée est édifié irrégulièrement, de rechercher, d’abord, si, eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible ; que, dans la négative, il lui revient ensuite de prendre en considération, d’une part, les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général ».

Ce faisant, il a rappelé le principe consacré par le Conseil d’Etat dans un arrêt de 2003 portant sur une ligne électrique mal implantée (CE, 29 janvier 2003, Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes et Commune de Clans, n°245239).

Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat a remis en cause le caractère absolu du principe de l’intangibilité des ouvrages publics, en acceptant que ce dernier puisse, au vu des divers intérêts publics et privés en présence, ne pas toujours prévaloir.

Comme l’indique le rapporteur public dans cette affaire, ce principe était principalement fondé sur la volonté de préserver l’intérêt général auquel est affecté l’ouvrage public, ce qui implique de protéger l’intégrité et le fonctionnement de ce dernier (C. Maugüé, Conclusions sous CE, 29 janvier 2003, n°245239, Revue juridique de l’entreprise publique, n°597, avril 2003). Mais, dans un contexte d’infléchissements jurisprudentiels de ce principe, et de réaffirmation par la Cour européenne des droits de l’homme de sa volonté de protéger le droit de propriété, il est apparu raisonnable au Conseil d’État d’apporter des exceptions à ce principe.

Cet arrêt a par la suite été confirmé (voir par exemple, s’agissant d’une cale d’accès à la mer dont le juge n’a pas ordonné la démolition : CE, 13 février 2009, Communauté de communes du canton de Saint-Malo-de-la-Lande contre Association Manche Nature, n°295885).

Dans l’arrêt commenté, la Cour a donc, en application de cette jurisprudence constante du Conseil d’Etat, utilisé la théorie du bilan pour trancher la demande d’injonction de suppression du poteau électrique mal implanté qui lui était soumise.

B – La prévalence de l’intérêt général tenant à la préservation du service public

En l’espèce, la Cour a mis en balance les inconvénients tenant à la présence irrégulière du poteau électrique, et ceux que présenterait la démolition de cet ouvrage.

Ainsi, d’après la Cour, le poteau empiète certes sur la propriété privée de Monsieur D., mais il n’est pas prouvé que cet empiètement, « d’ampleur limitée » et qui se trouve à proximité de la limite de la propriété avec la voie publique, fasse obstacle à ce que le requérant puisse clore sa propriété, ni n’entraine de difficultés significatives de desserte de cette propriété ou de circulation pour les usagers de ladite voie publique. Elle juge donc que ces inconvénients ont un « caractère limité ».

À l’inverse, le déplacement de l’ouvrage, qui consisterait soit à enfouir la ligne électrique, soit à poser un nouveau poteau (le requérant n’étant pas parvenu à prouver que l’augmentation de la portance d’un poteau voisin serait suffisante pour solutionner le problème) emporterait selon l’appréciation de la Cour une atteinte excessive à l’intérêt général. La Cour fonde cette conclusion sur le fait que le poteau supporte à la fois une ligne électrique desservant plusieurs usagers, un point d’éclairage public et un réseau de télécommunications.

Par conséquent, la Cour renonce, pour des considérations d’intérêt général, à mettre fin à une irrégularité, et confirme le jugement de première instance par lequel le Tribunal administratif de Grenoble avait rejeté le refus d’enjoindre à la société ENEDIS de déplacer ou de supprimer le poteau.

Ce faisant, la Cour entend préserver le bon fonctionnement des services publics de la distribution d’électricité, de l’éclairage public et des communications électroniques.

Elle confirme ainsi que la théorie de l’intangibilité des ouvrages publics, bien qu’affaiblie, demeure. Elle fait également revivre l’adage selon lequel « Ouvrage public mal planté ne se détruit pas », dont la doctrine attribue l’origine, au moyen d’une interprétation relativement extensive, à un arrêt du Conseil d’État de 1853 (CE, 7 juillet 1953, Robin de la Grimaudière, Rec. CE 1953 p.693).

C’est donc la sauvegarde des intérêts du service public de la distribution d’électricité qui prévaut sur les intérêts particuliers, sous réserve toutefois d’en démontrer l’importance au regard des inconvénients que la démolition d’un ouvrage mal implanté emporterait.

Cette solution retiendra l’attention des autorités organisatrices de la distribution d’électricité, comme des gestionnaires des réseaux publics de la distribution d’électricité, qui n’auraient pas conservé dans leurs archives, l’historique complet de l’implantation des ouvrages de réseau.

Marie-Hélène Pachen-Lefèvre – Avocat Associée

Astrid Layrisse – Avocat